Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Canada

La souveraineté autochtone

Il y a sur les réseaux sociaux un mot-clic qui circule dans les contenus radicaux qui prônent de restituer les territoires aux autochtones : #landback, un mouvement collectif et décentralisé qui propose de faire converger les luttes anticolonialistes des Noirs, des autochtones et des autres peuples racisés (eng. bipoc : Black, Indigenous and People of color). Pourquoi restituer les territoires aux autochtones ?

Chez les suprémacistes, le racisme et la xénophobie alimentent la rhétorique de civiliser « les Sauvages », qui, dans les lunettes des coloniaux, semblent désorganisés et incapables de se gouverner. Tandis que du point de vue des partisans du libéralisme — le libéralisme qui n’a pas subi la corruption par le Pouvoir — l’avenir de l’autochtone passe par son inclusion dans un Canada fort. Pour les plus radicaux, la souveraineté des autochtones précède historiquement l’opinion des colonisateurs et des coloniaux, c’est une position que je vais tenter de défendre dans ce texte, mais surtout auprès de mes camarades autochtones.

La conception du territoire et de son usage opposent les intérêts coloniaux aux traditions et aux religions précoloniales. D’un côté, la notion de propriété sert d’appareil légal pour légitimer l’exploitation de la nature et de l’homme par l’homme. De l’autre côté, dans le cadre du Grand Esprit, on conçoit les vivants comme les enfants de la terre, de laquelle ils empruntent, disons, la matière pour se constituer un corps animé d’un esprit. Tous les objets sont animés d’un souffle de vie : l’esprit. Les sociétés précoloniales sont animistes. Les vivants ne peuvent pas posséder la terre qui les a engendrés : c’est plutôt la terre qui possède les vivants où tous sont conviés à y habiter en équilibre. La terre nourrit les vivants, c’est comme « un frigo ». Qui aurait l’idée saugrenue de vendre le contenu de son frigo, ou pire, de vendre sa mère nourricière, la terre ?

Avec la participation des institutions religieuses, les coloniaux vont tenter de déposséder les peuples autochtones de leurs langues, de leur culture, de leurs traditions et de leurs territoires de sorte que, démunis et aliénés, les peuples autochtones se résignent à se sédentariser.

La langue est un rapport au monde, au territoire, elle va cerner les objets de l’environnement qui serviront à la survie. La culture est un rapport au monde et aux vivants, elle va enseigner une éthique qui va servir à vivre heureux dans une société et sur son territoire. Les traditions des religions précoloniales sont un rapport à l’univers, à la nature, au territoire et à la condition de mortel, elle va lier les ancêtres, les contemporains et les générations futures dans un mode de vie qui pérennise le peuple sur le territoire où tout ce qu’il faut pour être autonomes, pour être souverain·es nous est offert.

Le nomadisme, pour les autochtones traditionalistes, est une pratique écologique au sens qu’elle est souveraine et responsable. Les peuples nomades sont souverains, car ils vivent sur le territoire avec ses ressources sans conditions, ils y sont libres et ils y sont liés, ils y sont donc autonomes. Les autochtones traditionalistes aspirent à cette autonomie. La chasse, la pêche, la cueillette apportent une forme d’abondance que s’imaginent mal les colonisateurs. Cette abondance chez les civilisations précoloniales est notamment discutée par l’anthropologue Marshall Sahlins dans le livre Âge de pierre, âge d’abondance. (1)

Les peuples autochtones nomades sont responsables de protéger les terres sacrées, car leurs pratiques consistent à prendre avec parcimonie les dons de la terre et de laisser la nature se reposer en se déplaçant et en changeant d’itinéraires selon ce que le territoire est en mesure de donner. Le nomadisme occupe vraisemblablement de grands territoires traditionnels. Le nomadisme, c’est ce dont il faudrait se débarrasser si notre objectif est de tirer un maximum de profit en épuisant les ressources du territoire comme en témoignent les politiques de dépossession des Britanniques dès les années 1830. (2)

Le système colonial entretient la dépendance aux marchandises coloniales, puis introduit les toxicomanies enfin on les infantilise grâce aux politiques d’assimilation. On commence par offrir généreusement des maisons, des meubles, des outils et de l’argent, on finit par briser les promesses en n’ajustant pas les compensations promises à la réalité matérielle des peuples qui croissent démographiquement. La sédentarisation sert à dépeupler le territoire afin de l’exploiter. (3)

Le clergé a causé des traumatismes transgénérationnels en abusant des enfants kidnappés par la GRC. L’apartheid créé par les réserves agit comme un cloaque comportemental bien commode, qui a l’effet de construire, exemples à l’appui, les préjugés racistes contre « les Indiens » qui s’invisibiliseront : l’Indien, pour le raciste, est un polytoxicomane qui bat sa femme et ses enfants tout en vivotant au crochet de l’État. Notons au passage que les autochtones d’Amérique du sud préfèrent encore s’identifier comme Latinxs, bien que le Latium était dans l’actuelle Italie. Il faut reconnaître aussi le leg stupéfiant d’Amerigo Vespucci dans la « construction » identitaire du soi-disant Nouveau Monde : la soi-disant Amérique.

Les politiques paternalistes des États coloniaux hétérogérent les autochtones en imposant les conditions assimilatrices par divers procédés, dont les traités, qui garantissent une fraction de la souveraineté autochtone comme les droits usufruitiers. Tel qu’expliqué par Alain Beaulieu, les autochtones y voient un contresens, puisque les colonisateurs s’arrogent le droit de « concéder » des droits sur le territoire qu’ils ne possèdent d’aucun droit et qu’ils se permettent de « partager » entre colons et autochtones. Les autochtones n’ont jamais eu à demander aux Européens le droit d’être libres chez eux avant les conventions, les concessions, les traités et la légifération hétéronome des Européens. Cette hétéronomie est fallacieusement fondée sur l’ignorance des coloniaux des pratiques d’autogouvernance autochtones notamment de démocratie directe. (2)

En effet, il y avait une forme de démocratie directe, quoique chronophage aux yeux des coloniaux, qui donnait une voix politique à tous les individus des « tribus » de sorte que les prises de décision se faisaient sous la gouverne du consentement collectif : le consensus négocié collectivement. Cet esprit de « consultation » perdure dans la culture de nombreux de mes camarades. La politique traditionnelle autochtone n’a que faire de la politique autoritaire des colonisateurs. Ajoutons que Francis Dupuis-Déry dirait que la dictature est une gouvernance rapide… (4)

Comment réconcilier un État colonial dont les fondements et les pratiques sont antinomiques avec les traditions autochtones ? Bien entendu, le libéralisme — à ne pas confondre avec quelconque parti libéral qui aurait en son sein des Conservateurs en faveur du statuquo — est l’option qui coûte le moins cher d’efforts et de privations marchandes, mais il coûte de reconnaître l’autorité de l’État colonial. Par contre, il faut reconnaître la nécessité de réformer l’État, puisqu’il possède, actuellement, les leviers politiques que sont les banques, les armées et les médias — notons au passage que la représentation autochtone dans tous les domaines demeure identitariste, et que, de toute évidence, les voix dissidentes sont naturellement incompatibles avec les institutions d’où l’illusion d’un pluralisme institutionnel. Il faut reconnaître la nécessité de réformer l’État pour qu’il aménage des conditions autonomisantes comme la santé et l’éducation, en passant, d’une part, par le développement des infrastructures destinées aux autochtones, et en passant, d’autre part, par la revitalisation des connaissances ancestrales.

C’est notamment la position défendue par Ojima Jimmy Papatie avec le Projet Wanaki — qui signifie « paix » — quant à l’avenir de sa communauté de Kitcisakik. Cette communauté a proposé ce projet de construction des infrastructures comme un aqueduc grâce au développement économique local. Ojima Jimmy Papatie rêve d’un traité qui n’éteint pas les droits ancestraux, un peu comme le concept de Citizens plus. C’est une position très raisonnable, qui inscrit Kitcisakik dans l’économie canadienne, mais qui est définitivement autonomiste grâce à un transfert de capacités des États coloniaux vers cette communauté autochtone. (5) (6)

Malheureusement, la méthode réformiste se bute aux pouvoirs en place. Ce qui mène d’autres peuples à militer en pratiquant la désobéissance, une méthode insurrectionnelle où, en restant dans un cadre juridiquement défendable, on pousse les limites légales des colonisateurs jusqu’à obtenir de nouveaux droits. Par exemple, les Secwepemc luttent depuis plusieurs années contre Kinder Morgan qui, en dépit du non consentement de ce peuple, a entrepris ses travaux pour le projet d’extension de pipelines TMX, profitant de l’aval des gouvernements conservateurs et libéraux du soi-disant Canada. (7)

Nos camarades de Blue River font face à la répression de la GRC et sont judiciarisé·e·s en dépit que ce territoire n’a jamais été cédé aux États coloniaux. Kanahus Freedom Manuel, une warrior des Tiny Houses de Blue River milite de toutes les façons possibles pour défendre les terres sacrées des Secwepemc pour qui aucun traité ne sera satisfaisant. La méthode des Tiny Houses Warriors consiste à affirmer leur présence sur le territoire en y développant un village de mini-maisons pour y vivre entre autres de chasse, de pêche et de cueillette. Leur présence les confronte à la GRC qui défendent les intérêts de Kinder Morgan et des États coloniaux de la Colombie-Britannique et du Canada. Les Tiny Houses Warriors reçoivent l’appui de la communauté internationale informelle notamment par des dons pour payer leurs avocats. (8)

Si Ojima Jimmy Papatie tend la main aux États coloniaux, Kanahus Manuel et les Tiny Houses Warriors les confrontent. Quelle que fusse la méthode choisie, les principes restent les mêmes : l’autodétermination et l’autodéfinition, qui correspondent à ce que reconnaît déjà l’ONU en matière de gouvernance autochtone. Seulement, l’ONU, dont l’atome constitutif est la Nation, prône ces deux principes sous l’égide des États des Nations qui possèdent un siège. Dans ce cadre international formel, les Anicinapek de Kitcisakik et les Secwepemc de Blue River se butent à la Nation du Canada. (9)

Comment dépasser l’impasse formelle ? À mon sens, le réformisme libéral — démocrate, socialiste, écologique, mutualiste, bref à gauche du conservatisme — est un passage obligé — quoique ce passage ne sera pas l’aboutissement à l’émancipation complète avec la restitution des terres. Ça demeure un passage obligé en ce sens qu’on existe dans une réalité matériellement conditionnée sous le capitalisme et son colonialisme. C’est à partir de cette réalité incontournable, avec ses institutions, que les transformations, même les plus radicales comme l’abolition, doivent se faire pour éviter les conflits armés.

Sous cette réalité coloniale, il y a des enjeux macrosystémiques, c’est-à-dire écologiques, économiques, politiques, sociaux et culturels. Avant de déclarer l’autonomie des autochtones, il faut déjà leur en fournir les conditions d’existence et les moyens de produire les conditions autonomisantes : la santé, l’éducation, la culture et les milieux de vie propices à la souveraineté.

Est-ce que la justice climatique apportera la réconciliation ? J’ai découvert la position écologique de Marlene Hale, du peuple Wet’suwet’en, lors de ses Zoom Talks du vendredi. Il y a, par ailleurs, la position décroissanciste, défendue par les professeurs Yves-Marie Abraham du HEC de Montréal et par Bengi Akbulut de l’Université Concordia, qui offre de belles perspectives pour contrer les pressions productivistes et extractives de l’économie croissanciste sur les terres colonisées.

Est-ce que la revitalisation et l’enseignement des langues autochtones apportera la réconciliation ? Mes camarades traditionalistes me l’ont bien fait comprendre : on ne peut pas négocier une réconciliation dans un rapport de diglossie. On ne peut pas entretenir de rapports démocratiques et égalitaires sous une langue dominante. Est-ce que la reconstruction identitaire apportera la résilience ? Il y a notamment le travail de Barbara Diabo en tant que passeure de connaissances : experte en danses traditionnelles, elle forme les générations futures à affirmer leur identité culturelle. Le travail de reconstitution des savoirs ancestraux unit toutes les communautés autochtones du continent dans le partage de traditions.

Enfin, pour sortir du colonialisme qui globalise l’empire capitaliste, et pour atteindre l’autosuffisance collective locale, la formation des autochtones — et pourquoi pas des allochtones ? — dans tous les domaines de savoir conventionnels et traditionnels, les autonomisera afin qu’ils guérissent et se guérissent les un·e·s les autres. L’esprit en paix, les peuples autochtones pourront réfléchir à leur avenir afin de le construire. Pendant qu’ils guérissent de l’Histoire et de ses violences coloniales, je souhaite qu’ils fondent pour et par eux-mêmes le cadre de leur autogouvernement afin qu’ils soient souverains sur leur terres restituées. ■

clodius est an militanz racisæ alliæ des peuples autochtones.

Références

1) SAHLINS, M. (1976) Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Éditions Gallimard, 576 pages
2) BEAULIEU, A. (2013) La création des réserves indiennes au Québec, in Beaulieu, Gervais et Papillon, Les autochtones et Québec : des premiers contacts au Plan Nord, Montréal, Éditions PUM, pp. 135-191
3) CARDINAL, H. (1970) La tragédie des Indiens du Canada, Montréal, Éditions du jour, 223 pages
4) DUPUIS-DÉRY, F. Démocratie : histoire d’un malentendu, vidéo de Publications universitaires, consultée le 10 octobre 2021, [https://youtu.be/KVW5ogGDlts]
5) CAIRNS, A. (2000) Citizens Plus : Aboriginal Peoples and the Canadian State, Vancouver, Éditions UBC Press, 288 pages
6) PAPATIE, J., vidéo directe sur Facebook, consultée le 19 septembre 2021, [https://www.facebook.com/kitcisakikogima/videos/543346636891057/]
7) TransMountain, page d’accueil, consultée le 10 octobre 2021, [https://www.transmountain.com/project-overview]
8) MANUEL, K., vidéo directe sur Facebook, consulée le 9 octobre 2021, [https://www.facebook.com/100005779478629/posts/1836949529841012/]
9) auteurs collectifs, Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, consultée le 10 octobre 2021, [https://www.un.org/development/desa/indigenouspeoples/wp-content/uploads/sites/19/2018/11/UNDRIP_F_web.pdf]

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