Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Environnement

La véritable indépendance énergétique du Québec passe par la décroissance

Signataires : Yves-Marie Abraham (HEC Montréal), Philippe Blackburn (Université de Montréal), Claire-Hélène Benoît-Pernot (Université de Montréal), Jacqueline Bourdeau (TELUQ), Alain Deneault, Bruno Dubuc, Jonathan Durand-Folco (Université Laval), François Gauthier (Université de Fribourg), Ariane Gobeil (UQAM), Andrea Levy, Louis Marion, Éric Martin (Collège Édouard-Montpetit), Émilie Nollet (HEC Montréal), Maxime Ouellet (UQAM), Hervé Philippe (CNRS), Éric Pineault (UQAM), Béatrice Roure (CNRS), Margaux Ruellan (Université de Montréal), Paul Sabourin (Université de Montréal), Fanny Theurillat-Cloutier (Collège Marie-Victorin), Geneviève Tremblay-Racette (Université d’Ottawa).

Selon la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec, dont les travaux sont en cours, la future politique énergétique du gouvernement québécois doit viser « une plus grande indépendance énergétique ». Parmi les solutions suggérées pour y parvenir, on ne trouve aucune mention d’une stratégie consistant à réduire la consommation globale d’énergie des habitants de notre province. C’est le point aveugle de la consultation lancée par la Ministre des Ressources Naturelles : le débat est circonscrit aux moyens de maintenir ou plutôt d’augmenter notre consommation d’énergie. Derrière cette manière de poser le problème, une évidence, jamais interrogée : il faut poursuivre la croissance économique de notre société, donc continuer à consommer toujours plus d’énergie. Nous pensons au contraire que la seule façon de garantir l’indépendance énergétique du Québec passe par une « décroissance soutenable » de notre économie.

La fin du pétrole implique la fin de la croissance

En premier lieu, il est urgent de réaliser que la croissance économique prodigieuse de ces deux derniers siècles a reposé pour l’essentiel sur l’énergie fossile qui, rappelons-le, satisfait encore près de 80% de nos besoins énergétiques à l’échelle planétaire (plus de 50% au Québec). Or cette forme d’énergie n’a pas de réel substitut. Elle est en effet bien plus concentrée que toutes celles que nous connaissons, ce qui signifie qu’il est beaucoup plus facile de lui faire produire du travail (au sens physique du terme) qu’aux autres sources d’énergie. Les rayons solaires qui frappent notre planète quotidiennement représentent certes une quantité d’énergie bien plus importante que celle que nous utilisons annuellement. Mais cette énergie est si diffuse qu’elle est pratiquement inutilisable pour quantité d’opérations devenues anodines dans nos sociétés, telles que faire voler un avion de ligne transportant plusieurs centaines de passagers sur des milliers de kilomètres. Cela ne signifie absolument pas que l’énergie solaire ou l’énergie éolienne sont inutiles. Seulement, elles sont inadéquates pour faire tourner les moteurs qui sont au fondement de la croissance économique exponentielle que nous connaissons depuis un peu plus de deux siècles maintenant.

Les limites de la dématérialisation de l’économie

Contre ceux qui font valoir que nos économies tendent à se dématérialiser, donc à réduire leur impact écologique et leurs besoins énergétiques, nous devons rappeler que les activités de service n’ont pas remplacé les activités industrielles. Elles s’y sont ajoutées, ces dernières ayant été en partie délocalisées dans des contrées lointaines. La pollution, atmosphérique en particulier, ne s’arrête pas aux frontières des pays qui la produisent. Ce problème est planétaire. En outre, « l’économie du savoir » fonctionne en réalité sur la base d’infrastructures matérielles souvent très lourdes, consommant beaucoup d’énergie. Plus fondamentalement encore, la notion de marchandise immatérielle est un non-sens. Au minimum, les services sont assurés par des humains qui doivent se nourrir, se vêtir, se loger, être éduqués, soignés, etc. Quant aux idées, elles ne peuvent devenir marchandises sans être matérialisées d’une façon ou d’une autre (livres, fichiers numériques...). La croissance économique suppose donc forcément la croissance de la consommation de ressources matérielles, donc l’augmentation de la consommation d’énergie.

Le problème des effets rebonds

Nous nous devons de contester également les espoirs qui sont placés dans le développement de technologies moins gourmandes en « ressources naturelles » et dans les efforts en matière d’ « éco-efficience », car ils ne tiennent pas compte de « l’effet rebond » théorisé par l’économiste Stanley Jevons dès la fin du XIXe siècle. Sous sa forme la plus simple, cet effet peut être défini ainsi : dans une société productiviste, tout nouveau moyen d’économiser une ressource risque en fait d’augmenter la consommation de cette ressource (rebond direct) ou d’autres ressources (rebond indirect) – un moteur de voiture qui consomme moins d’essence permet de faire plus de kilomètres ou de s’acheter un billet d’avion pour Cuba, grâce aux économies réalisées ! Dans son livre Vert Paradoxe paru récemment, David Owen montre que cet effet pervers s’observe dans tous les domaines, sous diverses formes et réduit pratiquement à néant, sur le plan écologique, la plupart de nos efforts en matière de solutions éco-énergétiques.

La fausse route des solutions techniques

Enfin, l’idée qu’il est possible de faire face à la raréfaction des combustibles fossiles par des solutions techniques pose au moins deux problèmes importants. D’une part, les techniques permettant de remplacer, avec la même efficacité, celles qui fonctionnent actuellement à base d’énergie fossile n’existent tout simplement pas. On ne peut exclure une invention majeure dans les années ou les décennies à venir, mais pour le moment les raisons objectives d’espérer un tel miracle sont plus que maigres. D’autre part, nous privilégions généralement des solutions qui reposent sur de vastes macro-systèmes techniques, ce qui nous fragilise gravement. Comment en effet prétendre jouir d’une quelconque « indépendance énergétique » quand nous acceptons que notre existence soit liée à des dispositifs bien trop gigantesques et compliqués pour en avoir le réel contrôle ? En particulier, creuser toujours plus loin et toujours plus vite, pour récupérer ce qu’il reste de combustibles fossiles (sables bitumineux, gaz de schiste,…), augmente inévitablement la probabilité que se produisent des catastrophes telles que l’explosion de la plate-forme « Deepwater Horizon » ou la tragédie de Lac-Mégantic.

Avant tout, se libérer du dogme de la croissance

Pour sortir de cette impasse et conquérir réellement notre indépendance énergétique, nous devons commencer par renoncer à la quête d’une croissance économique sans fin. Notre avenir passe nécessairement par l’utilisation de techniques fonctionnant à base d’énergies diffuses, produisant par conséquent moins de travail. Adaptées aux sources d’énergies disponibles sur place, répondant aux besoins d’utilisateurs locaux, contrôlables et réparables facilement, ces « technologies intermédiaires », comme les appelait l’économiste E. F. Schumacher, reposeront davantage aussi sur le travail humain (au contraire de nos techniques actuelles qui contribuent à produire toujours plus de chômeurs). Le tout est d’admettre qu’une vie plus sobre sur le plan matériel, non seulement ne serait pas un drame, mais devrait même nous permettre de vivre mieux, dans une société plus juste et moins dépendante de techniques et de ressources que nous ne contrôlons pas.

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