Édition du 26 mars 2024

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Le projet de loi C-59 : un marché de dupes ?

Le 20 juin 2017, le gouvernement Trudeau déposait le projet de loi C-59, Loi concernant des questions de sécurité nationale, parfois qualifié de projet de loi mammouth. C-59 est la réponse du gouvernement libéral à la vaste consultation lancée à l’automne 2016 sur les questions de sécurité nationale. La population a répondu en grand nombre au questionnaire en ligne du gouvernement et la très grande majorité des répondant-e-s demandaient purement et simplement l’abrogation de la loi C-51 adoptée par le gouvernement Harper (voir encadré). Une partie importante des groupes consultés demandaient également un mécanisme efficace de surveillance des activités de sécurité nationale au Canada.

Tiré de la Revue Droits et libertés, Vol. 37, numéro 2, automne 2017.

Le projet de loi C-59 est composé de deux grands volets : d’une part, les modifications aux mesures antiterroristes, dont C-51, et d’autre part, la mise en place d’un nouveau mécanisme de surveillance des activités de renseignement. Les modifications apportées aux mesures antiterroristes constituent la partie la plus décevante du projet de loi. Le gouvernement n’a pas répondu à l’appel de la population d’abroger purement et simplement C-51. C-59 maintient l’essentiel de cette loi. Le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et le Centre de la sécurité des télécommunications (CST) ont même de nouveaux pouvoirs. Ils pourront détenir des ensembles de données sur la population, moyennant des autorisations ministérielles et l’approbation du nouveau Commissaire au renseignement. Toutefois, ces procédures seront secrètes. Par ailleurs, notons que la nouvelle Loi sur le Centre de la sécurité des télécommunications[1], qui fait partie de C-59, donne pour la première fois une existence légale au CST.

Un élément important de C-59 est la création de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement. La loi octroie de réels pouvoirs de surveillance à ce nouvel organisme, mais ses recommandations ne sont malheureusement pas contraignantes. Ce mécanisme est un gain, mais il reste à voir si l’Office sera doté des moyens d’accomplir son mandat.

Cela fait plus de dix ans que plusieurs organisations de défense des droits, dont la LDL et la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC), demandent la mise en œuvre des recommandations du rapport découlant de la Commission d’enquête sur l’affaire Maher Arar, notamment celle de créer un mécanisme de surveillance des activités de renseignement. Avec C-59, le gouvernement propose un tel mécanisme de surveillance mais, en échange, il nous demande d’accepter le dispositif antiterroriste que nous dénonçons depuis 2001, y inclus l’essentiel de C-51. Un tel marché est inacceptable.

C-51 en bref  

Rappelons que la Loi antiterroriste de 2015 aussi connue comme le projet de loi C-51, adoptée en juin 2015 sous le gouvernement Harper, avait ajouté une couche supplémentaire de mesures liberticides aux mesures antiterroriste déjà en vigueur. En résumé, C-51 :

 Permet à toute institution fédérale de partager des renseignements sur les Canadien-ne-s avec 17 agences et ministères qui ont des mandats relatifs à la sécurité nationale, en vertu d’une nouvelle loi, la Loi sur la communication d’information ayant trait à la sécurité du Canada.

 Accorde au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) le pouvoir de mener des actions préventives, mêmes illégales et contraires à la Charte canadienne des droits et libertés, « afin de contrer les menaces ».

 Ajoute une nouvelle infraction au Code criminel pour « quiconque, sciemment, par la communication de déclarations, préconise ou fomente la perpétration d’infractions de terrorisme en général ».

 Permet de détenir une personne pendant sept jours sans accusations au motif que cela « aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher » une activité terroriste.

 Permet d’imposer des restrictions à la liberté d’une personne sans procès au motif que cela « aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher » une activité terroriste.

 Inscrit la liste d’interdiction de vol dans la loi. Une personne inscrite peut contester son inscription devant un-e juge de la Cour fédérale, mais selon une procédure à huis-clos semblable à celle des certificats de sécurité. La personne inscrite n’a pas connaissance des faits qui lui sont reprochés et ne peut donc pas les contester dans une procédure judiciaire équitable.

C-59 en bref

Modifications aux dispositions antiterroristes actuelles

1. Loi sur la communication d’information ayant trait à la sécurité du Canada

Cette loi, décriée par de nombreuses personnalités et organisations, est maintenue avec seulement des modifications mineures. On ajoute dans le préambule que la communication d’information doit se faire dans le respect de la Loi sur la protection des renseignements personnels et des autres lois relatives à la protection de la vie privée, alors que l’essence même de cette loi va à l’encontre des principes de protection des renseignements personnels. Le fait que C-51 établissait comme une menace à la sécurité le fait d’« entraver le fonctionnement d’infrastructures essentielles » portait atteinte aux droits. Avec C-59, on ajoute simplement qu’il faudra entraver « de manière considérable ou à grande échelle » le fonctionnement d’infrastructures pour porter atteinte à la sécurité nationale. Franchement, il n’y a pas de quoi être rassuré !

2. Le Service canadien de renseignement de sécurité (SCRS)

Le SCRS pourra continuer de prendre des mesures pour contrer les menaces. Ces mesures peuvent limiter un droit ou une liberté garantis par la Charte canadienne des droits et libertés si un juge décerne un mandat autorisant la prise de ces mesures. Le juge ne peut décerner le mandat que s’il est convaincu que ces mesures sont conformes à cette Charte, c’est-à-dire qu’elles peuvent se justifier dans une société libre et démocratique (Charte, art. 1). Doit-on se satisfaire de cette « garantie » ?

Soulignons que ces autorisations judiciaires se font dans le secret et que les personnes visées par ces atteintes à leurs droits ne pourront pas plaider devant le juge le caractère déraisonnable des mesures. Il se peut même qu’elles ignorent que le SCRS est à l’origine de leurs déboires. Notons également que la demande d’autorisation repose sur la bonne foi du SCRS, qui fait pourtant cruellement défaut à ce service.

Avec le projet de loi C-59, le SCRS pourrait détenir légalement des ensembles de données sur les Canadien-ne-s et résident-e-s permanents. Rappelons que le SCRS avait été blâmé par la Cour fédérale pour avoir conservé de telles données sans autorisation. Le SCRS pourra également bâtir des banques de données sur les Canadiens s’il a des motifs raisonnables de croire que celle-ci sont accessibles publiquement, ou que ces données comportent principalement des informations liées à des personnes qui ne sont pas canadiennes et qui se trouvent à l’extérieur du Canada, ou qui font partie d’une catégorie approuvée. Le ministre détermine, par arrêté, les catégories de banques de données sur les Canadien-ne-s que le SCRS est autorisé à conserver. Le ministre soumet cette décision au Commissaire au renseignement pour approbation.

Le Service a l’obligation de tenir des dossiers sur les différentes catégories de données et de soumettre des rapports sur la tenue de ces dossiers et sur leur accès par des employé-e-s à l’Office de surveillance.

3. La liste d’interdiction de vol

En vertu de C-51, lorsqu’une personne demande d’être retirée de la liste d’interdiction de vol, le ministre a 90 jours pour répondre et s’il ne répond pas, la personne reste sur la liste.

Dans le projet de loi C-59, la liste d’interdiction de vol est maintenue avec une modification mineure. Si une personne demande d’être retirée de la liste, le ministre doit répondre dans les 120 jours, à défaut de quoi la personne sera retirée de la liste.

Ceci ne change rien à la procédure kafkaïenne à laquelle font face les personnes inscrites et au fait qu’il n’y a toujours pas de procédure pour régler le problème des homonymes, y inclus des enfants. Nous demandons l’abolition pure et simple de cette liste dont l’utilité pour la sécurité du transport aérien n’a jamais été démontrée.

4. Le Code Criminel

L’article sur les audiences d’investigation qui permet d’obliger une personne à témoigner sous peine d’emprisonnement, sans qu’elle soit accusée, est abrogé. C’est le seul amendement substantiel positif aux mesures antiterroristes.

De plus, une personne pourra toujours être détenue préventivement pendant sept jours sans accusation, mais seulement s’il y a des motifs raisonnables de soupçonner que son arrestation « est nécessaire » pour empêcher l’activité terroriste. Sous C-51, il suffisait de soupçonner que l’arrestation « aurait vraisemblablement pour effet » d’empêcher l’activité terroriste.

5. Apologie du terrorisme

Avec C-51, une personne qui « sciemment par la communication de déclarations, préconise ou fomente la perpétration d’infractions de terrorisme en général » commet un acte criminel.

Avec C-59, il faudra « conseiller à une autre personne de commettre une infraction » de terrorisme. Cela réduit la menace que fait peser cet article sur la liberté d’expression. Toutefois, compte tenu que « conseiller de commettre un crime » est déjà dans le Code criminel, cet article est en somme inutile !

Nouvelles dispositions introduites par C-59

1. La Loi sur le Centre de la sécurité des télécommunications

Cette loi confère une existence légale au Centre de la sécurité des télécommunications (CST), ce qui donne dorénavant au Parlement un droit de regard sur le Centre. Elle établit, entre autres, le mandat et le régime d’autorisation des activités du CST. Le mandat du CST englobe le renseignement étranger, la cybersécurité et l’assurance de l’information, les cyberopérations défensives et les cyberopérations actives. On doit comprendre que ces dernières sont de nature à porter atteinte à l’intégrité de l’infrastructure mondiale de l’information.

Le ministre peut autoriser toute action légale ou illégale, en vertu d’une autre loi fédérale ou étrangère, dans l’infrastructure mondiale de l’information, afin d’obtenir des renseignements. Le CST peut acquérir incidemment de l’information qui se rapporte à un-e Canadien-ne. Ainsi, avec cette disposition, le gouvernement légalise une pratique qui est hautement contestée.

Sujet à l’approbation du Commissaire au renseignement, le ministre peut délivrer au CST une autorisation habilitant ce dernier, malgré toute autre loi fédérale, à accéder à une infrastructure de l’information d’une institution fédérale ou à acquérir de l’information qui provient de cette infrastructure ou passe par elle.

2. Loi sur le commissaire au renseignement

Le nouveau Commissaire au renseignement, un-e juge à la retraite à temps partiel, n’aura pour mandat que d’approuver certaines autorisations ministérielles effectuées en vertu de la Loi sur le Centre de la sécurité des télécommunications et de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, qui seraient susceptibles de porter atteinte aux droits des Canadien-ne-s. Notons que la ou le juge devra trancher sur le bien-fondé de ces demandes sur la foi des seules informations données par les agences. L’expérience des certificats de sécurité a démontré que des procédures judiciaires secrètes ne constituent pas une protection adéquate contre les violations de droits.

3. Loi sur l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement

Cette loi abolit le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité qui recevait les plaintes liées aux activités du SCRS et crée l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement. Cet Office est la réponse du gouvernement à la demande de mise en place d’un mécanisme de surveillance de l’ensemble des activités de renseignement des différents ministères et agences du gouvernement. L’Office aura pour mandat : a) d’examiner toute activité exercée par le SCRS ou le CST ; b) d’examiner l’exercice par les ministères de leurs activités liées à la sécurité nationale ou au renseignement ; c) d’examiner les questions liées à la sécurité ou au renseignement dont il est saisi par un ministre ; d) de faire enquête sur les plaintes qu’il reçoit ayant trait à la sécurité nationale.

Si l’Office de surveillance n’a pas reçu de réponse satisfaisante de l’organisme à l’origine de la plainte, il peut tenter de régler la plainte à l’amiable. L’Office a le pouvoir d’assigner et de contraindre des témoins à comparaître devant lui, à déposer verbalement ou par écrit sous serment, et à produire les pièces. À l’issue d’une enquête sur une plainte, il envoie à la ou au ministre compétent et à la directrice ou au directeur un rapport contenant ses conclusions et recommandations. L’Office de surveillance fait parvenir à la personne plaignante les conclusions de son enquête ; s’il le juge à propos, il peut y joindre en tout ou en partie ses recommandations. Les recommandations ne sont pas contraignantes.

L’Office de surveillance peut faire effectuer par un ministère une étude de ses activités, afin de s’assurer que les activités de ce ministère qui sont liées à la sécurité nationale ou au renseignement respectent la loi et les instructions et directives ministérielles applicables et sont raisonnables et nécessaires. Soulignons que, malgré des demandes à cet effet des principales organisations de défense des droits, l’Office de surveillance n’a pas un droit d’accès aux renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine (Conseil des ministres).

L’Office présente un rapport annuel de ses activités et recommandations à la première ou au premier ministre, qui le dépose aux deux chambres du Parlement.

[1] Le CST est l’agence d’espionnage électronique du Canada, l’équivalent de la National Security Agency des États-Unis. Il fait partie des Five Eyes (Cinq Yeux), un consortium des agences d’espionnage composé des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Canada.

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