Édition du 30 avril 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Les défis des mouvements populaires au Canada anglais

En prévision du Forum social des peuples du Québec, du Canada et des Premières Nations (FSP), il importe de mieux connaître les diverses réalités des mouvements sociaux en dehors du Québec. Cette réalité est difficile à cerner, en partie parce que ces mouvements sont dispersés géographiquement, politiquement et socialement. La tradition de se coaliser qui existe davantage au Québec n’y est pas très présente, ce qui diminue l’impact de ces mouvements. À cela, il faut ajouter une polarisation exacerbée entre les grandes organisations, notamment les syndicats, et de petits groupes radicaux qui se sont donné comme mandat principal de critiquer les grandes organisations. Certes, ces tensions ne sont pas uniques au mouvement canadien (elles existent aussi au Québec et ailleurs), mais elles prennent des formes caricaturales qui reflètent la difficulté de constituer des convergences de masse.

Mobilisations contre le G20

En juin 2010, une mobilisation s’est organisée à Toronto contre le Sommet du G20 qui regroupe les chefs d’État des principales puissances économiques du monde. L’idée était de profiter de ce moment pour dénoncer les politiques néo-libérales mises en place par les États, un peu comme cela s’est fait un peu partout dans le monde.

Les syndicats, le Conseil des Canadiens (un groupe de réflexion progressiste), des ONG et divers groupes se sont joints à une initiative commune et ont constitué le Toronto Community Mobilization Network (TCMN). Diverses mobilisations ont alors été organisées dont une manifestation d’envergure le 26 juin, essentiellement convoquée par les syndicats, et qui a regroupé environ 20 000 personnes.

Au début, la manifestation s’est déroulée normalement malgré le climat d’intimidation résultant d’une énorme présence policière. Pendant toute la semaine précédant la manifestation, la police de Toronto, bien appuyée par le gouvernement provincial et l’État fédéral, avait en effet mené une vaste campagne de peur destinée à présenter les organisateurs des événements comme de dangereux radicaux.

Vers la fin de l’après-midi du 26, des contingents du Black Bloc et d’autres groupes radicaux ont bifurqué vers les rues commerciales pour s’attaquer aux commerces. Le cassage de quelques vitrines et d’une ou deux voitures de police a drainé l’attention médiatique. Certains médias poubelles ont présenté la chose comme si Toronto allait être mise à feu et à sang. Le soir même et le lendemain, la police a arrêté plus de 1 000 personnes dans des conditions dénoncées par les organisations de défense des droits, d’autant plus que la grande majorité des personnes arrêtées n’avait rien à faire avec le mini saccage (quelques mois plus tard, presque toutes les accusations ont d’ailleurs été levées). Évidemment tel que prévu, la mobilisation a été dénoncée par le gouvernement et les médias. L’attention sur le saccage a presque fait oublier les raisons et le sens de la mobilisation.

Bilan mitigé

Dans les jours qui ont suivi cet anti-G20, des débats se sont tenu parmi les organisations participantes. Le fait que l’action de quelque 200 anarchistes ait pris le devant posait un problème pour certains mouvements, étant donné l’effet plutôt négatif relevé plus haut. Certes, presque tout le monde était convaincu que la tactique agressive et provocatrice des policiers avait largement contribué au dérapage. Un peu plus tard, il a été révélé en fait que la police avait reçu l’ordre de laisser aller le saccage, dans le but justement de discréditer la manifestation de masse.

Les organisateurs ont donc surtout dénoncé la police, mais dans le cours des discussions post-mortem, des éléments de bilan critique sont apparus. Quelque temps avant le 26 juin, les syndicats et d’autres groupes avaient cédé devant la pression des groupes anarchistes qui voulaient que la Coalition appuie leur principe de la « diversité des tactiques ». En effet, au nom de la démocratie, les Black Bloc insistaient pour que chaque mouvement puisse déterminer sa propre approche, autrement dit, qu’il n’y ait pas de balises acceptées et respectées par tout le monde, sur les formes d’action. En d’autres mots, les anarchistes voulaient faire partie de la mobilisation, mais agir sur leurs propres bases, notamment via leurs tactiques de briser des vitrines.

La revue Canadian Dimension (CD), qui est une des principales revues de gauche au Canada anglais, a publié en septembre 2010, donc quelque temps après la mobilisation, un portrait plutôt négatif du processus. Selon CD, les Black Bloc ont nuit à la mobilisation avec leurs affrontements dérisoires et surtout les saccages des petits commerces. Par ailleurs, les syndicats et d’autres organisations de masse n’ont pas été en mesure de créer une véritable initiative. Résultat selon CD, d’un côté (anarchistes) comme de l’autre (syndicats), personne n’a été capable d’assumer un leadership fort. Au total, la mobilisation anti-G20 a plutôt laissé un goût amer.

Entre la passivité et le pseudo radicalisme

Traditionnellement, le mouvement syndical au Canada anglais intervient rarement dans les débats et encore moins dans les mobilisations sociales. Les exceptions sont rares, comme les « jours d’action » organisés en 1995 par les Travailleurs canadiens de l’automobile (grèves rotatives et blocages dans plusieurs villes ontariennes). On se contente d’appuyer le NPD lors des élections. De l’autre côté, il n’existe pas de grandes organisations populaires comme cela existe au Québec avec par exemple la FFQ et le FRAPRU. Il n’y a pas de coalition permanente équivalant aux regroupements mis en place au Québec, ni de « table de concertation » permettant un dialogue constant entre les diverses composantes du mouvement populaire. Le mouvement étudiant par ailleurs est atomisé, la Fédération canadienne des étudiants (le mouvement le plus radical) n’ayant pas une grande audience dans la plupart des établissements. On a donc de côté une grande force d’inertie.

De l’autre, les petits groupes radicaux ont une assez grande présence, symboliquement parlant. Bien qu’ils soient incapables de mobiliser, ce sont souvent eux qui prennent la parole et qui sont visibles, notamment par leurs « actions directes » (y compris les mini saccages). Souvent, ces mouvements sont en mesure d’intimider verbalement les organisations syndicales et populaires en les accusant de vouloir « étouffer les luttes ». Quelques intellectuels de gauche sont relativement d’accord avec cette perspective en apparence ultra-radicale et à partir de quelques poches universitaires, ils dénoncent à bâtons rompus les syndicats et le NPD comme des « traîtres ».

Ce qui affaiblit leurs critiques est le fait qu’ils n’ont pas, la plupart du temps, d’alternative. Leur discours est axé sur des mobilisations et des révolutions lointaines (on constate sur leurs sites Internet l’importance démesurée qui est accordée à la Bolivie, Cuba, l’Afrique du Sud, par rapport aux luttes et aux organisations locales).

Bref, entre une ultra gauche déconnectée et un mouvement syndical tranquillisé, il est bien difficile de penser à des convergences de masse ayant un impact.

À la recherche d’alternatives

Il serait par ailleurs abusif de dénigrer le mouvement populaire en Ontario et ailleurs au Canada sans tenir compte du contexte difficile dans lequel il évolue. L’atomisation de la société en autant de « ghettos » identitaires, la force des élites réactionnaires (c’est après tout l’épicentre de la bourgeoisie au Canada), la prévalence d’une culture consumériste et individualiste fortement influencée par les États-Unis (les médias américains notamment télévisuels sont totalement dominants) sont autant de réalités qui font en sorte que la résistance sociale et politique n’est pas facile. Il faut dire aussi que les différences entre les régions (l’Ontario, les provinces centrales, l’Ouest, les Maritimes) sont énormes, si ce n’est que par la distance.

Malgré ces blocages, il y a des tentatives récurrentes de la part de mouvements populaires et de réseaux militants pour « sortir de la boîte ». Au sein du NPD, un parti passablement assagi et usé, il y a et il y a toujours eu une gauche proche des mouvements populaires. Si elle est plutôt faible aujourd’hui (Thomas Mulcair a imposé un virage « centriste » qui exclut tout radicalisme), des parlementaires et des membres continuent d’agir et de résister.

En dehors du NPD, des initiatives comme les « assemblées ouvrières » (Workers’ Assemblies) mises en place par l’ex-syndicaliste Sam Gindin tentent de regrouper à la base les énergies militantes. C’est une initiative liée au Socialist Project, qui regroupe des intellectuels et des militants syndicaux. A Toronto, l’Ontario Coalition against Poverty (OCAP) mobilise des gens dans la lutte contre la misère et l’exclusion.

Le mouvement environnementaliste représente davantage les nouvelles générations et tend de plus en plus à adopter une posture critique face au capitalisme, malgré l’approche prétendument dépolitisée de grandes organisations comme Greenpeace. Un réseau comme Powershift, qui coalise des gens et des organisations sur la question des changements climatiques, est plus radical et fait le lien entre les défis environnementaux et le capitalisme.

Une nouvelle donne surgit avec le mouvement Idle No More, qui devient le porte-parole des jeunes amérindiens dont plusieurs sont dans les grandes villes comme Toronto, Edmonton, Winnipeg, Vancouver. Le réveil autochtone suscite passablement l’intérêt parmi les progressistes anglo-canadiens qui organisent plusieurs activités de solidarité.

Quelques think-tank progressistes sont à noter, car ils alimentent des mouvements populaires d’analyses et d’informations. Le plus connu est le Canadian Center for Policy Alternatives, qui est un peu l’équivalent de l’IRIS au Québec.

De tout cela germent des ferments qui pourraient impulser les luttes et remettre à leur place les sectes pseudo radicales dont l’action reflète davantage le désespoir et l’isolement plutôt qu’une vision à la fois radicale et réaliste de la transformation.

Pour un nouveau dialogue

De manière générale, les mouvements populaires au Canada anglais ignorent ce qui se passe au Québec et on peut aussi le dire, c’est réciproque. Plutôt rares sont les militants du Canada qui connaissent non seulement les mouvements québécois, mais l’histoire du Québec et malheureusement, il y en a beaucoup qui ne parlent pas et ne comprennent pas le français. Il existe même au sein de certains secteurs de la gauche un certain « Quebec bashing » relayé par quelques groupes se présentant de gauche et qui ridiculisent le mouvement québécois comme s’il était dominé par le nationalisme frileux.

Dans cette hostilité au mouvement populaire québécois, il faut noter la dernière manœuvre de Mulcair d’ériger un « NPD Québec » soit disant pour regrouper les partisans du « fédéralisme progressiste », ce qui à vrai dire affaiblirait le projet de Québec Solidaire et des mouvements populaires qui s’investissent dans la construction d’une véritable alternative.

Des voix discordantes existent cependant au Canada, pensons à la revue Canadian Dimension, qui a attiré l’attention sur les grandes mobilisations québécoises des dernières années, notamment les Carrés rouges. Par ailleurs, des militants du Québec, notamment de la CLASSE et de l’ASSE, à l’invitation de groupes étudiants canadiens, ont fait des tournées pour expliquer ce qui s’est passé.

Dans un sens, l’idée du FSP s’inscrit dans ces tentatives d’établir un nouveau dialogue. Pour que cela fonctionne, il faudra que les organisations syndicales et populaires canadiennes et québécoises se mobilisent à grande échelle. Du côté québécois, on sent un appétit dans ce sens de la part de la CSN, de la FTQ et du FRAPRU, de même que d’autres réseaux militants. Du côté ontarien et canadien, il y aussi des syndicats qui semblent intéressés. Le défi appartient donc à tous et toutes pour faire du FSP un moment fort.

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