Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Économie

"Les fonds vautours sont une avant-garde"

Eric Toussaint est politologue, professeur universitaire, militant et président du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM), avec des opinions fortes sur la finance internationale. Lors d’un dialogue avec Página 12, il définit les fonds vautours comme une version extrême du capital financier et leurs actions comme un danger pour la stabilité de la région. Membre de la Commission présidentielle d’Audit Intégral du Crédit public en Equateur, Eric Toussaint se rendra en Argentine en octobre.

Interview d’Eric Toussaint par Julia Goldenberg pour le quotidien argentin Página 12. |1|

Pouvez-vous expliquer votre opinion selon laquelle les fonds vautours sont la version extrême du capitalisme financier ?

Les fonds vautours sont l’avant-garde, suivie des bataillons, qui ont pour nom Goldman Sachs, JP Morgan, Citibank, Santander, etc. Je considère qu’il y a aussi, derrière tout cela, l’intention sournoise des États-Unis d’intervenir dans la région. La dette externe est un puissant instrument de subordination de l’Amérique latine, un instrument qui vise à obliger la région à se réengager dans des politiques néolibérales. C’est ce qui se passe actuellement en Europe, laboratoire de la nouvelle offensive des politiques néolibérales.

Considérez-vous dés lors que la sentence du juge Griesa est une offensive à l’égard non seulement de l’Argentine mais aussi de toute la région ?

Selon moi, la sentence du juge Griesa |2| est une tentative visant à faire rétrocéder l’Amérique latine à la situation qui prévalait à la fin du XIXème siècle et au XXème siècle, quand les Etats-Unis dictaient leurs conditions aux débiteurs, sans respecter la souveraineté des pays débiteurs et en favorisant cyniquement les créanciers. On le voit, les fonds vautours achètent des titres de la dette pour ensuite poursuivre en justice les pays. De ce fait, je pense qu’il s’agit d’une régression qui vise toute la région. Il y a plus de 20 ans, le Fonds NML poursuivait déjà le Pérou et avait obtenu, avec la complicité de Fujimori, une compensation importante. Le comportement des fonds vautours n’est pas nouveau, il est bien connu. La nouveauté réside ici dans l’arrogance du juge Griesa et la réaction de l’Argentine. Dans le cas du Pérou, Fujimori accepta de payer la compensation et en contrepartie le Fonds mit à sa disposition un avion afin de l’aider à fuir le pays.

Vous avez travaillé au sein de la Commission présidentielle d’audit de la dette créée en 2007 en Equateur par Rafael Correa. Quels enseignements la région peut-elle tirer de cette expérience ?

L’action du président Rafael Correa en ce qui concerne la dette est une source d’inspiration : depuis l’Exécutif, il a émis un décret visant la création d’une commission d’audit. Il a désigné des membres dotés de vastes compétences, issus de la société civile, des mouvements sociaux, etc. La décision prise par l’Exécutif de mettre en place une commission afin d’auditer 30 ans d’endettement, de 1976 à 2006, est une initiative très intéressante. Jusqu’à présent, il n’y a eu aucune autre initiative de ce type, à l’exception de l’initiative de Getulio Vargas, président du Brésil en 1933, mais à laquelle les mouvements sociaux n’étaient pas associés. A l’époque, ce fut néanmoins un succès : sur base des résultats de l’audit, il réussit à imposer une réduction de 70 % de la dette. En Equateur, la Commission a travaillé 14 mois afin d’identifier la partie illégale et/ou illégitime de la dette. Il s’agissait d’un audit intégral, il ne s’est pas limité au point de vue comptable ou juridique. Nous avons pris également en compte l’impact social, humain, environnemental des politiques et des projets financés par la dette. Je pense à de grandes infrastructures : nous avons par exemple examiné les effets et impacts sur la population de grands barrages hydroélectriques. Selon moi, il est fondamental de mener un audit en Argentine : la dette contractée depuis 1976 est illégitime et cela doit être prouvé. Ce sont des décennies d’endettement illégitime |3| : la dette contractée par la junte militaire (1976-1983), celle contractée par Carlos Menem avec son programme de privatisation dans les années 1990, le « méga-échange » (Megacanje) de Cavallo en 2001, etc. Dès lors, je pense qu’il est indispensable de mettre en place un processus d’audit.

Quels effets aura la résolution de l’ONU visant à établir un cadre juridique multilatéral pour les opérations de restructuration de la dette publique ?

Le débat sur ce thème a été transféré au sein de l’Assemblée générale des Nations unies : c’est l’aspect fondamental et positif de ce vote |4|. Le fait que l’Assemblée générale des Nations unies se saisisse de cette question est très important et témoigne d’une préoccupation mondiale. Néanmoins j’insiste : je considère que la solution réside dans les décisions souveraines unilatérales des pays concernés. Je ne vois franchement aucun effet concret à attendre de cette résolution. Il peut y avoir des effets politiques sur la scène internationale, et c’est très important. Cela me semble fondamental au sein du monde actuel où le droit international n’est pas réellement respecté et où les Etats les plus puissants imposent leur volonté. Par exemple, par ses actions à l’encontre du peuple palestinien, Israël ne respecte pas le droit international. D’une manière générale, les États-Unis ne respectent pas la Charte de l’ONU ni la compétence du tribunal de La Haye. Dans ce monde, le monde réel, non pas celui auquel nous aspirons, la volonté des plus puissants prévaut, bien que la majorité s’oriente dans une autre direction. Dès lors, je le réaffirme : seuls des actes unilatéraux fondés sur le droit international peuvent apporter une solution réelle au problème de la dette. Qu’est-ce que j’entends par là ? Comme il n’y a pas d’instances juridiques internationales capables d’intervenir efficacement, ce sont les pays endettés eux-mêmes qui sont en mesure de faire prévaloir leurs lois sur les lois contrôlées par les créanciers.

Concernant le vote de cette résolution sur la dette externe au sein de l’ONU, quelle est votre analyse des absentions ? En particulier celles des pays européens, parmi lesquels beaucoup sont dans des situations limite, comme la Grèce ou l’Espagne ?

Quand le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966 ou le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ont été adoptés, les Etats-Unis et plusieurs pays européens ont voté contre. Ce n’est pas une attitude surprenante ou nouvelle. Depuis 30 ou 40 ans, les avancées au sein des Nations unies s’accomplissent contre la volonté des Etats-Unis et de pays européens, ou en dépit de l’abstention des pays européens. Ainsi, on assiste ni plus ni moins à la répétition d’une large série de votes à l’issue desquels les pays du Sud, qui forment une majorité, obtiennent des avancées, qui ensuite ne sont pas appliquées. Les grandes puissances s’abstiennent ou votent contre et font tout le nécessaire pour empêcher la mise en place de ces votes. Je veux dire qu’elles entravent la mise en œuvre de traités internationaux. Ces dernières années, l’Europe est devenue l’épicentre de l’offensive néolibérale du capital contre le travail, des créanciers contre les débiteurs. La Grèce traverse par exemple une situation similaire à celle des pays d’Amérique latine dans les années 1980. Elle est totalement soumise aux diktats du FMI.

Quelles stratégies la région devrait-elle adopter pour résister à de nouveaux chocs financiers ?

La Banque du Sud est un outil fondamental afin de réaffirmer la souveraineté nationale. Néstor Kirchner a signé l’acte fondateur de la Banque du Sud en 2007, à quelques jours de la fin de son mandat. Mais il n’y a pas eu d’avancées. Cela fait sept ans et la Banque n’est toujours pas entrée en activité. Je pense que la Banque du Sud dispose d’une base suffisante pour accorder des prêts aux pays membres et, par là, réduire leur dépendance à l’égard des marchés financiers et d’organismes comme la Banque mondiale, le FMI, la Banque interaméricaine de développement (BID). La Bolivie, le Venezuela et l’Equateur ont pris la décision de quitter le CIRDI, le tribunal de la Banque mondiale pour le règlement des différends en matière d’investissements, qui tranche en général en faveur des intérêts des multinationales, au détriment des pays. Ces trois pays ont écrit au CIRDI pour confirmer leur retrait. Le Brésil n’a jamais reconnu la compétence de ce tribunal. Cela porte à quatre le nombre de pays d’Amérique du Sud qui ne sont pas membres du CIRDI : la Bolivie, l’Equateur, le Venezuela, le Brésil. En termes de stratégies, je tiens à souligner, en analysant la sentence Griesa, que depuis la dictature militaire de 1976, l’Argentine a renoncé à exercer sa souveraineté, en contradiction avec la Constitution argentine et avec les Doctrines Calvo et Drago |5|, qui tirent leur nom de deux juristes argentins de la fin du XIXème - début du XXème siècles. Renoncer à sa souveraineté en tant que pays débiteur est un problème fondamental. Dès lors, selon moi, les Doctrines Drago et Calvo, qui posent que la justice locale est compétente en cas de conflit avec des investisseurs étrangers, doivent être réintroduites. En outre, le décret de 2007 du président Rafael Correa est un exemple à suivre. Enfin, je considère que les actes souverains unilatéraux basés sur le droit international sont seuls à même de permettre aux pays d’obtenir le respect des intérêts de leur population.

Traduction de l’espagnol réalisée par Cécile Lamarque

Notes

|1| Pagina12 est le principal quotidien argentin de centre-gauche. Son orientation éditoriale est favorable au gouvernement de la présidente Cristina Fernandez. Voir la version originale de cette interview parue sur une pleine page dans Pagina 12 le dimanche 28 septembre 2014 http://www.pagina12.com.ar/diario/e... L’interview est également publiée en espagnol sur le site du CADTM : http://cadtm.org/Los-fondos-buitre-...

|2| Le juge Griesa est un juge new-yorkais qui a donné raison à un fonds vautour contre l’Argentine. Voir http://cadtm.org/Dettes-des-Etats-L...  ; http://cadtm.org/Les-fonds-vautours...  ; http://cadtm.org/Comment-lutter-con...

|3| Voir Eric Toussaint, « Argentine : Maillon faible dans la chaîne mondiale de la dette ? », publié le 1er septembre 2001, http://users.skynet.be/cadtm/pages/... Voir aussi : http://users.skynet.be/cadtm/pages/...

|4| L’assemblée générale des Nations Unies a adopté début septembre 2014 une résolution concernant la nécessité de mettre en place un mécanisme de résolution des litiges en matière de dette souveraine. Voir sur le site de l’ONU : http://www.un.org/spanish/News/stor... Extrait du communiqué en espagnol provenant de l’agence de presse de l’ONU : « La Asamblea General de la ONU adoptó hoy una resolución en la que pugna por el establecimiento de un marco jurídico multilateral para regular la reestructuración de la deuda pública de los países. Promovido por Bolivia en su calidad de presidente del G77 más China, el texto obtuvo 124 votos a favor, 11 en contra y 41 abstenciones. La votación del documento ocurrió mientras Argentina libra una batalla con varios fondos especulativos o “buitres” que se negaron a aceptar el acuerdo de reestructuración negociado entre el país y más del 90% de sus acreedores.

|5| La doctrine Drago fut énoncée en 1902 par le ministre des affaires étrangères argentin Luis María Drago. La doctrine Drago fut une réponse à l’intervention du Royaume-Uni, de l’Allemagne et de l’Italie qui avaient bloqué et bombardé des ports en raison du non paiement de la dette externe, élevée, contractée par le Venezuela et que le président Cipriano Castro refusait de payer. Bien que la doctrine Monroe l’exigeait, les Etats-Unis refusèrent de défendre le Venezuela, au motif que cela ne se justifiait pas dans ce cas-ci, face à un refus de paiement de dettes. En réaction à cela, la doctrine Drago affirme qu’aucun pays étranger ne peut utiliser la force afin de recouvrer des dettes. La doctrine Drago s’inspire de la doctrine Calvo mais elles ne doivent pas être confondues. La Doctrine Calvo, du nom de son auteur Carlos Calvo (1824-1906), est une doctrine du droit international qui stipule que les personnes vivant dans un pays étranger doivent faire leurs demandes, plaintes et griefs dans le cadre de la compétence des tribunaux locaux, sans recourir à la pression diplomatique ou à l’intervention militaire. Toutes les voies juridiques locales doivent être épuisées avant d’envisager de saisir les voies diplomatiques internationales. Cette doctrine a été transposée dans plusieurs constitutions de pays de l’Amérique latine.

Sur le même thème : Économie

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...