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« Les gauches chiliennes ne cessent de surprendre »

Les Chiliens de France suivent avec passion les avancées de la Constituante, et avec davantage d’inquiétude la présidentielle, dont le premier tour se tient dimanche. Tous regrettent le manque d’intérêt des gauches françaises pour ce qui s’y joue.

21 novembre 2021 | tiré de mediapart.fr

Cecilia Baeza, une universitaire franco-chilienne, se dit «  épatée » : « Je trouve cela extraordinaire et je ressens même un sentiment de fierté - en vérité un peu absurde, parce que je n’y suis pour rien  », sourit-elle. Née en 1979, cette enseignante en master à Sciences-Po Paris ne tarit pas d’éloges envers le processus constituant qui s’est ouvert au Chili dans la foulée des manifestations d’octobre 2019. Elle le suit de très près, sur les réseaux sociaux, avec les amis, ou encore via la presse en ligne chilienne.

«  Le fait qu’un mouvement social en démocratie aboutisse à une constituante, qui est par ailleurs unique en son genre, paritaire, avec des représentants de minorités indigènes, mapuches, est extraordinaire  », insiste-t-elle. Son père, employé portuaire à Valparaiso, militait dans l’un des partis de la coalition soutenant Salvador Allende. Après le coup d’État de 1973, à l’âge de 24 ans, il parvient à sortir du pays avec de faux papiers, vers la Grèce, l’Italie puis la France. Sa mère, elle, est Française. Le couple se séparera, comme beaucoup d’unions binationales, au début des années 90, alors que la transition démocratique s’affirmait au Chili, et posait la question du retour pour de nombreux exilés politiques.

S’autorise-t-elle à faire le rapprochement avec l’expérience 1971-73 (la présidence Allende), pour les gauches chiliennes ? « Ce sont deux moments historiques très différents. Mais à chaque fois, ces expérimentations se révèlent très ancrées sur des valeurs démocratiques, sur le respect des règles existantes - ce n’est pas Chávez [au Venezuela - ndlr]. À un moment où beaucoup de démocraties deviennent “illibérales” dans le monde, cela rend le scénario d’autant plus intéressant.  »

Pour nombre de Franco-Chiliens et Chiliens de France que Mediapart a interrogés, l’enthousiasme est palpable lorsqu’il s’agit de parler de la constituante - dont les travaux devraient déboucher courant 2022. Mais l’analyse se fait plus froide et distante avec le premier tour de l’élection présidentielle, organisée ce dimanche 21 novembre.

Quid de cette droite extrême, se revendiquant de Pinochet, emmenée par José Antonio Kast, qui pourrait remporter le scrutin et balayer le processus constitutionnel en cours ? « C’est une crainte que j’ai, parce que tout processus est irréversible  », dit encore Cecilia Baeza.

Une autre enseignante de la même génération - elle est née en 1980 –, Veronica Estay détient, elle, trois nationalités : française, chilienne et mexicaine. Ses parents, d’anciens prisonniers politiques, se sont installés en exil au Mexique à partir de 1976, là où elle est née. Elle est venue faire ses études en France à partir de 2003, et y est restée. Elle est devenue depuis peu vice-présidente de l’Association d’ex-prisonniers politiques chiliens, en tant que «  fille de  », un collectif bien connu dans la cartographie des communautés chiliennes en France.

Il y a plus de place au Chili qu’en France pour rebattre les cartes.

Mais c’est sous une autre casquette, plus inattendue, que Veronica Estay s’intéresse de près aux travaux de la constituante. Elle est aussi la nièce d’un ancien militant de gauche qui, sous la torture, a livré ses camarades puis continué de collaborer avec le régime militaire pinochétiste. «  Il y a quatre ans, j’ai assumé cette généalogie comme une militance. J’ai rejoint un collectif de descendants de tortionnaires, qui défend les droits humains et condamne les crimes commis par des membres de leur famille  », explique Veronica Estay. En tant que présidente du collectif chilien, elle va rencontrer des membres de la Constituante, pour travailler avec eux sur la manière de définir l’armée dans la future constitution : « Nous voulons qu’il soit écrit que les forces armées sont un corps hiérarchique subordonné au pouvoir civil, obéissant aux droits humains  », précise-t-elle.

« Même si je vis en France, je m’informe davantage sur le Chili, parce que le pays traverse un moment historique, poursuit Veronica Estay. Il se joue quelque chose par rapport à un pays auquel j’appartenais, que j’ai dans le corps, mais dont j’ai été arrachée. Je n’ai pas la même attirance pour la politique française en ce moment ».

Invitée à comparer les mouvements féministes au Chili et en France, tous deux très dynamiques, Cecilia Baeza commente, de son côté : «  Il y a plus de place au Chili pour rebattre les cartes. En France, beaucoup de choses sont figées, sacralisées. C’est très difficile d’ébranler certains principes d’universalisme abstrait. Le mouvement féministe n’est pas moins intéressant en France, mais le contexte me semble moins favorable. »

À 74 ans, Ricardo Parvex, lui, appartient à cette génération d’exilés politiques dont beaucoup sont rentrés - lui vit dans le sud de la France depuis 46 ans. «  Le Chili ne cesse de surprendre, d’un point de vue politique, avance-t-il. Tout est parti des manifestations monstres du 18 octobre 2019. Sans cette marée humaine, il n’y aurait pas eu de changement.  » Il se rend chaque année quelques mois au Chili, mais cette fois-ci, il a rejoint Santiago un peu plus tôt, afin d’aller voter sur place, pour Gabriel Boric, le candidat de gauche le mieux placé, à la gauche du PS.

« La gauche chilienne est en meilleure condition qu’en France, juge-t-il. Mais on retrouve aussi des points communs, par exemple le décrochage du PS français comme du PS chilien, de l’idée de gauche.  » Comme d’autres Chiliens de France, il ne comprend pas que les gauches françaises institutionnelles ne regardent pas de plus près l’expérience constituante en cours au Chili. «  Les seuls encore en relation avec l’Amérique latine, ce sont les Insoumis, juge-t-il. Mais le Chili semblait tellement calme et anesthésié pendant un temps, que Mélenchon et ses amis se sont penchés sur la Bolivie ou le Venezuela. »

Sur ce point, Cecilia Baeza se fait plus critique : «  Le PS a complètement détourné le regard, ça ne l’intéresse plus. LFI continue de s’y intéresser, mais j’y décèle presque une folklorisation des expérimentations de gauche à travers son regard. Non seulement le cas chilien n’est pas mobilisé, mais je n’entends pas beaucoup de critiques sur ce qui se passe au Nicaragua ou à Cuba. Certains continuent de porter un regard figé sur des expériences désormais indéfendables.  »

Jointe par Mediapart depuis Santiago, où elle est arrivée il y a un mois, Carmen Castillo pose un regard prudent sur ce qui s’y joue : « J’essaie de comprendre ce qui se passe.  » Passionnée par le soulèvement d’octobre 2019, ardente défenseure du processus constituant, la cinéaste, auteure de l’un des plus beaux films sur la mémoire politique, Calle Santa Fé (2007), prévient : « La campagne présidentielle, c’est comme partout, ce n’est pas là où ça se passe. La pensée, le langage, tu les trouves chez des artistes, des écrivains, mais il n’y a pas de transversalité de la pensée dans le discours politique en ce moment. »

Elle note la stratégie, comme ailleurs, de l’extrême droite qui pousse la rhétorique de l’ordre contre le chaos. «  Je tente d’alerter sur la menace fasciste, ce monstre qui circule, et dire l’urgence d’affronter ce candidat [José Antonio Kast] qui hait les femmes, l’autre, le migrant, l’Indien, le pauvre, qui défend Pinochet, ses tortionnaires, qui se dit l’ami du colonel Miguel Krassnoff, le chef du commando de la Dina [la police politique chilienne pendant la dictature - ndlr] qui tua Miguel Enríquez.  » Carmen Castillo fut la compagne de l’un des dirigeants historiques du MIR, Miguel Enríquez, tué par le régime en 1974. Le MIR, issu des mouvements révolutionnaires de lutte armée, avait tout de même apporté son soutien à Allende à partir de 1970.

Du moment d’ébullition de 2019, elle dit encore : «  On n’aurait jamais pensé pouvoir vivre cela, ma génération et moi. Entendre les fantômes du passé dans les manifestations, observer les connexions qui se produisent au sein de la jeunesse qui d’un coup, fait le lien entre les souffrances vécues pendant la dictature et celles liées aux trente années de Transition, et puis, soudainement, la visibilité du sujet populaire… Cela procure une joie intense.  » Mais elle s’interroge sur l’ampleur de la participation aux élections de la jeunesse des quartiers populaires, celle qui, notamment, s’était mobilisée dans la rue il y a deux ans.

Sur ce front, elle estime que les gauches ont une grande part de responsabilité. « Sur la violence, par exemple. Nous n’avons pas été capables de faire le travail contre l’impunité [des forces de l’ordre - ndlr], de définir ce qui est une violence légitime d’un mouvement social qui veut se faire entendre, et ce qu’est la brutalité d’un système qui ne lâche rien et provoque ces affrontements. »

Alors qu’elle travaille à l’écriture d’un film intitulé à ce stade Desterría, qui évoquera à sa manière le soulèvement de 2019, Carmen Castillo prévient : « Le Chili d’aujourd’hui n’est pas le reflet de la Constituante qui a été élue, paritaire et diverse. La situation du Chili reste une situation de profondes inégalités. Il n’y a d’ailleurs qu’une femme sur sept candidats, à se présenter à la présidentielle [la présidente du Sénat, Yasna Provoste - ndlr]. »

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