Édition du 11 novembre 2025

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Le Monde

Quand un gardien de la liberté vacille : l’annulation d’un colloque sur la Palestine au Collège de France

La liberté académique des scientifiques menant des recherches sur la Palestine est régulièrement remise en cause. Ce texte en dépeint un cas survenu la semaine dernière au prestigieux Collège de France.

Kaveh Boveiri et Michaël Séguin

«  La non-liberté est le vrai danger mortel des humains  ». Cette phrase très connue, d’un penseurde 19e siècle, maintenant l’adage de toutes formes de la liberté, garde sa vigueur dans tous les domaines de la vie sociale.

A fortiori, on peut argumenter que le respect de la liberté en général, et de la liberté d’expression en particulier, constitue un impératif dans les domaines où une grande partie de l’activité se réalise dans la production, reproduction, distribution, échange et réception des mots et des idées, notamment le milieu académique. Ceci devrait être obligatoirement le cas dans les institutions des pays soi-disant démocratiques, comme la France. À ce propos, une des institutions les plus connues dans l’Hexagone est sans doute le Collège de France. Institué en 1530 à Paris, et avec ses 52 chaires à l’heure actuelle, ce collège est une des écoles les plus prestigieuses du monde universitaire, et jusqu’à tout récemment, un des gardiens importants de la liberté.

Un colloque international, «  La Palestine et l’Europe : poids du passé et dynamiques contemporaines », coorganisé par le Professeur Henry Laurens, titulaire de la chaire Histoire du monde arabe du Collège de France, et par le Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris (CAREP), aurait dû avoir lieu les 13 et 14 novembre 2025 à ce collège. Parmi les conférenciers des quatre coins du monde, deux viennent du Canada, le professeur Michaël Séguin de l’Université Saint-Paul (Ottawa) et la doctorante Clara Denis Woelffel de l’Université du Québec à Montréal. Dans un communiqué en date du 9 novembre,l’Administrateur du Collège, Thomas Röner, annonce que celui-ci est annulé en réponse à la politique qu’il suscite et afin de «  garantir la sécurité du personnel du Collège de France, ainsi que de ses auditeurs, et d’éviter tout risque quant à l’ordre public ».

Selon deux journalistes du journal Le Monde,Christophe Ayad et Soazig Le Nevé  : « Les motivations ayant conduit à cette décision radicale – du jamais-vu depuis le Second Empire, quand le cours d’Ernest Renan fut «  suspendu jusqu’à nouvel ordre » par l’empereur Napoléon III, le 26 février 1862 [!] – interpellent dans leur enchaînement. » Et cet enchaînement, impliquant notamment une campagne de pression politiquemenée par un réseau d’intellectuels et d’avocats pro-israéliens ayant fait pression sur le ministre de l’Enseignement supérieur, Philippe Baptiste, avant qu’il ne fasse à son tour pression sur le Collège, soulève de nombreuses questions.

L’attaque ne se limite toutefois pas à l’annulation de ce colloque à ce Collège, mais à la peur qu’elle inflige dans le milieu académique français. Bien que 1500 universitairesaient signé une lettre collective dénonçant cette situation et demandant la démission du ministre, aucune institution universitaire de la région parisienne n’a accepté d’accueillir le colloque dans ses locaux. Les organisateurs se sont donc repliés sur les modestes locaux du CAREP, lesquels accueillent d’ordinaire une quarantaine de personnes, tout en assurant une diffusion en lignequi, elle, a rejoint des milliers d’intéressés.

Selon Salam Kawakibi, chercheur en science politique et directeur du CAREP, toute cette histoire est plutôt étonnante : « Je n’aurais jamais cru arriver à un jour pareil en France », dit-il en entrevue avec Le Monde. Pour sa part, Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l’ONU pour les territoires palestiniens, également invitée au colloque, n’est pas surprise parce que « les groupes de pression “pro-israéliens” sont très forts, très épanouis un peu partout  ».
Le déni de la liberté d’expression du Collège est, certes, un signe d’une absence de liberté académique qui témoigne d’une dérive importante de notre monde contemporain. Si ce type de culture de l’annulation est devenue courante aux États-Unis, cette fois l’attaque se passe à Paris, «  la ville des Lumières, la Capitale de liberté, le symbole de droits de l’homme et de la raison critique », pour répéter les mots d’ouverture de Salam Kawakibi. Selon lui, avec ce genre d’action, « nous sommes dans uneère de McCarthyisme à la française ».

Si le manque de liberté est un danger mortel pour tous les humains, il est d’autant plus frappant de constater que la parole de chercheurs reconnus est ici réprimée sous prétexte d’être pro-palestinienne et anti-sioniste. Et donc, parce que des universitaires tentent de faire connaître un génocide commis par l’État d’Israël à Gaza, l’establishment pro-israélien en France a tout mis en œuvre pour les discréditer. Le débat médiatique qui s’en est suivi dans les grands médias français a fait d’autant plus de bruit parce qu’il soulevait un enjeu fondamental : celui non seulement du droit à l’information, mais tout simplement du droit à la vie des Palestiniens et de la complicité européenne face à ce déni.

Ce n’était évidemment pas la première attaque contre la liberté. Il y en a eu beaucoup ces derniers mois, en particulier dans le contexte des camps pro-palestiniens sur les campus universitaires de partout dans le monde. Mais chaque attaque demeure une attaque de trop. Dans ce cas-ci, les syndicats locaux, les associations, les fédérations de l’enseignement, mais particulièrement les autorités universitaires et politiques québécoises et canadiennes ne peuvent pas garder le silence.

Crédit de la photo : Michaël Séguin

La photo représente le débat de clôture avec Josep Borrell, ancien Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Francesca Albanese, Rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, et Dominique de Villepin, ancien Premier ministre et ministre des Affaires étrangères.

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Michaël Séguin

Chargé de cours en sociologie à l’Université de Montréal

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