Édition du 16 avril 2024

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Afrique

Radicalisations ? Les paradoxes tunisiens

Kamel Jendoubi , ministre de la relation avec les institutions constitutionnelles, la société civile et les droits de l’homme. |

Voilà un pays, le nôtre, qui a enclenché le « printemps » et qui poursuit vaille que vaille son chemin en dépit des tempêtes et des secousses grâce notamment à une société civile active, gratifiée d’un prix Nobel… Ce même pays est aussi celui qui fournit un important contingent, le plus important dit-on, de jeunes « radicalisés » partis grossir les rangs de Daech et lui servir de chair à canon, à des milliers de kilomètres du pays. À l’intérieur de nos frontières aussi, disons les choses comme elles sont, une partie de notre jeunesse, si infime soit-elle, est aujourd’hui fanatisée et certains sont mobilisés pour tuer.

Radicalisation : un de ces vocables qui emplissent l’air du temps et qui cherchent à rendre compte de l’effroyable escalade du jihadisme mondialisé et des moyens de le combattre. Malgré les usages parfois galvaudés, on conviendra que le terme garde une certaine pertinence pour l’intelligence de nos réalités.

Radicalisation ? De qui ? De quoi ?

Ce passage initiatique fulgurant du statut de victime (sociale, psychologique…) à celui de bourreau et d’implacable guerrier d’une utopie mortifère interpelle tout un chacun.

Il y a, pour simplifier, deux interprétations dominantes de la prolifération de ces candidats au « jihad » qui passent très vite à l’acte, semant la mort en Europe comme en Tunisie et ailleurs, deux manières de voir fondées sur deux approches divergentes :

L’interprétation sociale selon laquelle le jihadisme se nourrit du désespoir de la jeunesse marginalisée dans les quartiers suburbains (cela valant autant pour Douar Hicher non loin de Tunis que pour les banlieues de l’Hexagone) ou dans les régions oubliées du développement.

Le jihad serait l’expression extrême de la révolte de la Tunisie oubliée contre le triangle de la « Tunisie utile ». Les plus pauvres parmi les pauvres contre les repus des beaux quartiers. Quant au drapeau noir, au takfir et tutti quanti, ce ne seraient que les oripeaux trop religieux d’une révolte trop nue… Personne ne dispose d’études exhaustives, ni d’enquêtes suffisamment fines. Mais on peut évoquer, à l’appui de cette lecture, des faits et des chiffres parfois probants…

L’interprétation culturaliste, de son côté, perçoit la radicalisation, à travers un prisme néo-orientaliste, comme un avatar monstrueux de l’islam politique, voire de l’islam tout court. Elle serait l’expression de l’échec de l’islamisme des « frères » et traduirait l’émergence d’une nouvelle génération en forme de nébuleuse travaillée par un principe d’alliances et de conflits (Al Quaeda, AnsârAcharia, Daech). Une génération dont le rigorisme verse dans une violence apocalyptique, un peu millénariste par certains aspects…

À l’appui de cette thèse, qui informe les politiques de certaines chancelleries européennes, on invoque les rituels et le décorum saturés de religieux et bien sûr le discours littéraliste et incantatoire de toute la chaîne du terrorisme, des commanditaires aux exécutants en passant par les préposés à la propagande sur les réseaux sociaux.

Les deux lectures sont univoques

D’un côté, l’interprétation de la radicalisation comme le produit d’« une lutte des classes chimiquement pure » peine à expliquer l’enrôlement dans le jihadisme de « jeunes » intégrés au système scolaire et issus parfois des la classe moyenne… En France, 25% des jihadistes partis au Moyen-Orient sont des « Français de souche » convertis provenant de milieux sociaux divers.

D’un autre côté, la notion de dérive post-islamiste est inopérante. Elle peine à expliquer certains phénomènes : et pour commencer le bagage religieux ultra-léger (léger et ultra) exhibé parfois par des repris de justice « convertis » par des imams eux-mêmes quasi incultes…

En outre, la dérive violente précède souvent la revendication idéologique. L’islam takfiri et le jihad constituent une légitimation a posteriori. La formule d’Olivier Roy, peut-être un peu lapidaire, fait mouche : « il ne s’agit pas de la radicalisation de l’islam mais de l’islamisation de la radicalité ». Elle est en partie adaptable à la situation tunisienne.

Pour une approche globale de la radicalisation
Opposer à ces explications binaires la notion d’engrenage permet de mieux saisir le phénomène.

La tentation du Jihad intervient dans un contexte de double délitement du lien social et du lien national : lorsque des franges de la jeunesse se retrouvent littéralement « hors circuit ». Mais le passage à l’acte, c’est-à-dire à la violence radicale n’en est pas pour autant automatique…

Ce constat amène à prendre en compte un autre élément : le fait que le sentiment d’appartenance à une entité nationale, à une patrie se trouve affecté par le processus de désocialisation. La collusion entre contrebande et terrorisme qui advient ici et là (sans être généralisée) est une illustration de la concomitance du double processus de désaffiliation sociale et nationale.

Le contexte post-révolutionnaire - qui a ouvert un espace d’expression débridée, où la liberté et le fanatisme ne pouvaient faire bon ménage - va huiler un engrenage favorisant l’épanouissement du salafisme en général et du salafisme jihadiste en particulier, précipitant la conversion de certains salafistes « scientifiques » au jihadisme.

Cet engrenage va s’emballer à la faveur de la conjonction de la tension et de l’incurie avec pour principales manifestations : l’affaissement de l’autorité de l’État, la libération des chefs jihadistes immédiatement héroïsés ; le laxisme coupable de certains gouvernants (que ce soit par naïveté ou par petits calculs) ; la guerre des mosquées ; les tentes de prédication et les kermesses du takfir notamment à Kairouan…

Le renoncement social, la vacance d’autorité étatique, et une certaine cécité politique, il faut bien le dire, ont ainsi réuni les conditions pour le développement d’un jihadisme nourri aux hormones, pour ainsi dire, et la radicalisation de milliers de jeunes disséminés dans les quartiers populaires, dans les maquis du Mont Chaambi et ailleurs ou happés par les foyers de guerres civiles au Moyen-Orient.

La radicalisation à la tunisienne est l’histoire d’un immense gâchis qui a conduit à la prolifération d’un phénomène quasi inexistant au préalable. Le tout dans un contexte géopolitique marqué par un marché mondialisé du terrorisme où le libre-échange triomphe (France- Moyen-Orient-Turquie-Maghreb…).

Quand la radicalisation devient une identité de substitution

On a pu parler du Daéchisme comme d’une dérive sectaire et universaliste. C’est vrai en un sens. La radicalisation est l’option pour un nihilisme absolu enveloppé d’une « religiosité sans culture » comme on a pu le dire.

Un nihilisme social, d’une part, qui ne reconnaît que l’ordre spartiate de l’égalitarisme guerrier. La misogynie extrême est, à cet égard, la forme ultime de la négation de toute organisation sociale.

Un nihilisme politique, d’autre part, où le califat lui-même figure un anarchisme autoritaire qui se reproduit grâce à l’impératif de la guerre contre tous…

Ce nihilisme n’en constitue pas moins une identité fidéiste forte, pour ceux qui ont perdu la foi en leur société et ne se reconnaissent plus aucune appartenance nationale.

C’est l’identité de substitution de ceux qui n’ont plus d’identité.

Dé-radicaliser ?

L’injonction est à la mode. Sociologues et psychologues rivalisent de propositions et de médications. Les experts ont certes leur mot à dire, mais les solutions seront de toute façon politiques. Laissons donc la querelle des mots et parlons politique. En fait, c’est toute notre manière d’envisager, de dire et de faire de la politique qui est aujourd’hui en jeu.

Notre pays, notre État, notre jeunesse doivent, à mon sens, se mobiliser autour de trois mots d’ordre :

1. Réhabiliter l’État comme unique détenteur de la violence légitime.

On ne peut combattre le terrorisme avec les mains qui tremblent. Mais nous avons besoin d’un État de droit qui soit du même geste un État social. Or cet État exemplaire reste largement à faire. Ses fondations reposeront sur un ordre politique qui doit s’attaquer réellement aux rapports incestueux entre la politique et l’argent lesquels gangrènent la classe politique et ruinent toute velléité de réforme et dont la persistance discrédite a priori, aux yeux du peuple, les efforts les plus sincères.

2. Faire société : c’est-à-dire retisser le lien social.

Reparler et agir social : le discours de l’État en lui-même est important, mais il l’est encore plus s’il est accompagné dans l’immédiat de gestes symboliques forts en direction des couches et des régions déshéritées, comme autant de signaux d’un engagement durable pour des réformes sociales profondes qui ne peuvent advenir d’un seul coup ni d’un seul tenant.

Il importe, à cet égard, de hiérarchiser les interventions entre les politiques immédiates (priorité à la sécurité et aux mesures sociales d’urgence) et les solutions à terme (l’éducation, la culture, les réformes économiques et sociales, le désenclavement des régions)…

La réforme de l’enseignement doit être au cœur du dispositif : afin de résorber progressivement la contradiction entre l’enseignement et le marché de l’emploi et renouer avec la vocation « populaire et élitaire »de l’école de Bourguiba et de Messaadi…

3. Faire nation : c’est-à-dire valoriser l’appartenance à la nation sans fétichiser « l’exception tunisienne »…

Aujourd’hui, le pays se déprend progressivement des démons de l’identité qui ont piégé une partie des jeunes les plus fragiles. La Constitution dont la Tunisie s’est dotée est une grande avancée dans ce sens malgré ses ambigüités et les dysfonctionnements inhérents au type de régime tel qu’il a été constitutionnalisé.

Le lien national ne peut se limiter aux seuls attributs culturels et territoriaux :il nous faut promouvoir une sorte de « patriotisme constitutionnel », comme on dit en Allemagne, qui mobilise autour des valeurs essentielles de notre loi fondamentale, et donne du sens au travail pour le bien commun.

Ce patriotisme-là n’est pas réductible au patrimoine que nous ont légué les siècles et les pères fondateurs de notre modernité ; il ne sera pas le produit d’une action démiurgique de l’État, mais la résultante des petites et grandes mobilisations politiques, intellectuelles, culturelles, pédagogiques incluant tous les acteurs de la compétition démocratique… À cet égard, les interventions ponctuelles et les actions au long cours de la société civile seront décisives.

Au-delà des grands mots d’ordre : j’évoquerai rapidement quelques pistes politiques pour déblayer le terrain du grand dessein réformateur :

· Déployer dans tout le territoire une armée de chercheurs pour des études au plus près des lieux, des acteurs et des facteurs concrets de la radicalisation… Ces enquêtes doivent être mises à la disposition de tous les décideurs pour une vision commune du phénomène. Le but est d’impulser les synergies entre les experts, la société civile et l’État pour comprendre l’intelligence des ressorts de la radicalisation.

· Multiplier les initiatives pour la réinsertion des jeunes dans le débat public. La fracture générationnelle est un scandale permanent au pays de « la Révolution des jeunes ». La nouvelle offre de sens en direction des jeunes suppose pour commencer l’abrogation des dispositions juridiques scélérates, le renforcement du maillage associatif local, la valorisation d’un discours religieux pluriel et tolérant, débarrassé des crispations identitaires qui sont autant de ferments de fanatisme.

· Mettre en place un dispositif juridique pour renforcer et combler les carences de la loi sur les associations et permettre à l’État de contrôler les financements, de faire la part du culturel et du cultuel… Sans doute faut-il également un dispositif complémentaire afin de dépolitiser, et donc dé-fanatiser, les lieux de culte (une neutralité politique véritable et pas la simple neutralité par rapport aux partis stipulée déjà par la Constitution). Il s’agit en un mot de graver dans le droit le recentrage de la société civile autour d’elle-même et de démarquer l’espace civique de l’espace public religieux.

Dé-radicaliser c’est, en définitive, enclencher un engrenage à rebours de l’engrenage mortifère de la radicalisation.

Et si le paradoxe tunisien était aussi le suivant : un petit pays avec si peu de ressources naturelles, dont les finances sont exsangues, et qui vient d’essuyer de rudes coups avec des pertes humaines et économiques terribles ; un petit pays qui a pourtant les atouts pour s’en sortir. Il y a « jurisprudence », car la Tunisie a déjà prouvé au monde qu’elle continuait son petit bonhomme de chemin, et malgré les aléas de la post-révolution, qu’elle a su refuser le dilemme : le chaos ou les bruits de bottes.

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