Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Économie

Ras-le-bol de LA compétitivité (néolibérale) !

On a eu droit avec le rapport Attali (début 2008) à un hymne à la « libération de la croissance ». Voici venu le temps de l’invocation de LA compétitivité, source majeure, selon notre Président, de croissance et d’emploi. Tout se passe comme s’il n’en existait qu’une modalité : LA compétitivité. Celle que nous dicte l’univers impitoyable de la guerre économique néolibérale de tous contre tous par tous les moyens, y compris les plus destructeurs de la société et de la planète.

(tiré du blog de Jean Gadrey)

Une telle vision signe la défaite du politique, dont l’une des missions devrait être la détermination des règles du jeu économique, donc des règles de la compétition dans la sphère marchande (qui n’est pas la seule, et dont le politique doit aussi circonscrire le périmètre pour préserver des biens communs hors marchés). La concurrence marchande peut, selon les cas, être raisonnable, équitable, loyale, ou se transformer en jungle où les plus faibles trinquent. LE marché n’existe pas, ni LA compétitivité. Les marchés sont des constructions politiques qui ont évolué dans le temps, et qui diffèrent selon les secteurs en dépit de l’invasion des normes néolibérales axées sur la « valeur pour l’actionnaire ». Or ce sont ces dernières qui sont prises aujourd’hui comme références incontournables pour concevoir LA compétitivité. À pensée unique, concept unique.

Or il existe autant de modalités de concurrence, compétition ou émulation, autant de formes de marchés, qu’il existe de :
1) Règles encadrant les marchés (y compris celui du travail), des marchés locaux aux marchés mondiaux.
2) Structures de la demande, et en particulier structures des inégalités.
3) Structures de la production, secteurs et branches, degrés de concentration des pouvoirs, normes de gestion (pour l’actionnaire, pour les sociétaires, pour les coopérateurs, pour l’intérêt général et l’utilité sociale…), etc.

Si la compétitivité des entreprises désignait leur capacité à survivre honorablement (avec évidemment des cas non viables mais gérés selon des règles sociales) dans une concurrence bien encadrée socialement et écologiquement, si elle désignait leur capacité à innover, à s’adapter, à répondre à des besoins d’émancipation humaine, j’aurais peu de raison d’écrire « ras-le-bol ».

Mais on est à l’opposé. En dépit des couplets de Louis Gallois sur l’innovation et sur d’autres coûts, c’est bel et bien la baisse du coût du travail qui est visée, ainsi que sa flexibilité (comme si elle n’était pas déjà partout). Il s’agit de tout faire pour que les entreprises françaises, essentiellement les multinationales, s’adaptent encore plus aux règles néolibérales du dumping social et écologique mondial, quitte, pour un gouvernement de gauche, à tenter de limiter la casse sociale un peu plus que ne l’aurait fait son homologue de droite. Il s’agit de s’inscrire dans la guerre commerciale de tous contre tous mais en mettant une touche de social dans la marche des fantassins.

On me dira : oui, mais cette guerre existe et ce n’est pas un gouvernement français qui va en changer les règles ! Je demande à voir. Certes, ce gouvernement n’est pas capable de transformer l’OMC en OCM (organisation de la coopération mondiale) ni le FMI en banque solidaire. Mais là n’est pas le problème urgent en France, même si cela reste un grand problème mondial. Les politiques nationales et européennes restent très importantes.

Supposons qu’on décide d’utiliser autrement les quelques dizaines de milliards qu’on s’apprête à offrir aux entreprises. Supposons qu’on lance des programmes ambitieux (et bien meilleurs pour l’emploi) favorisant toutes les activités locales ou relocalisables de réhabilitation thermique de millions de logements en dix ans, d’énergies renouvelables décentralisées économisant à terme des milliards d’importations de pétrole et de gaz, de transports collectifs « propres », de services de bien-être pour les personnes âgées, la petite enfance et les personnes handicapées, la santé et l’éducation.

Supposons un appui résolu à tous les circuits courts, aux PME de proximité et à l’agriculture alimentaire de proximité, ainsi qu’à une filière bois-forêt. Supposons qu’on privilégie la recherche et l’innovation (technologique et sociale) dans les procédés et productions soutenables dans tous les secteurs.

Supposons qu’on décide, ce que propose Attac, d’une taxe kilométrique sur toutes les importations et toutes les exportations, avec des taux initiaux faibles mais destinés à progresser, avec des taux différents selon les modes de transport en fonction du « contenu carbone ». Supposons bien d’autres choses encore pour REDUIRE LA DEPENDANCE AUX IMPORTATIONS ET L’IMPERATIF D’EXPORTATION A TOUT PRIX, pour favoriser des dynamiques de territoires et des coopérations « endogènes ». Pour protéger la société et l’environnement sans privilégier le protectionnisme unilatéral.

Rien de tout cela n’est impossible, et cette liste peut être beaucoup allongée, en y intégrant une vraie révolution fiscale réductrice d’inégalités. Mais on ne risque pas de trouver ces mesures en nommant un grand patron pour rédiger un rapport sur LA compétitivité comme simple adaptation à la guerre économique mondiale existante, prise comme cadre incontournable.

Madame Parisot était très satisfaite hier soir à la télé. Elle a bien raison de l’être. Ce gouvernement lui a déroulé le tapis rouge, avec quelques touches de rose. Jamais le MEDEF n’a obtenu autant d’un gouvernement, quel qu’il soit. Ceux qui vont payer ce cadeau, un authentique dumping fiscal, seront les salariés, les retraités, les services publics et les associations. Et comme c’est un cadeau sans contreparties, il ne fera pas reculer le chômage. Mais les dividendes continueront à bien se porter.

Quand on fera le bilan du montant des dépenses publiques par emploi créé, on s’apercevra qu’il est exorbitant, sans commune mesure avec le coût complet d’un emploi de bonne qualité, public, associatif ou privé. J’en fais le pari, et je suis certain de le gagner, vu l’énormité de l’effet d’aubaine et l’absence de contreparties.

Pour information, Attac et la Fondation Copernic s’apprêtent à sortir un très bon livret « en finir avec la compétitivité ». J’en reparlerai.

Jean Gadrey

Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d’économie à l’Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S’y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.

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