Édition du 12 mars 2024

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Canada

Au Canada, les incendies n’étanchent pas la soif de pétrole de l’Alberta

Alors que des feux de forêts et de broussailles frappent durement la province, première productrice de pétrole du pays, les conservateurs au pouvoir refusent de prendre leurs distances avec les hydrocarbures. Et lui préfèrent des solutions technologiques pour capter le CO2.

Tiré de Médiapart.

Montréal (Canada).– 38 000 personnes évacuées, un état d’urgence déclaré en pleine campagne électorale, plus de soixante-dix feux encore actifs à la date du 17 mai et plus de 728 000 hectares partis en fumée. Sans parler de la qualité de l’air qui se détériore au fil des jours, plusieurs villes étant désormais dans le brouillard. La situation ne semblait pas s’arranger puisque des ordres d’évacuation sont encore donnés et 2 500 pompiers sont toujours déployés.

Pas de quoi inquiéter l’Alberta, plus grosse province productrice de pétrole au Canada. Elle se pose depuis longtemps comme l’une des moins enclines à offrir des réponses radicales à la crise climatique.

Il faut dire que l’enjeu économique est important. Même à l’échelle de tout le pays. Le Canada est en effet le quatrième producteur de pétrole au monde. Presque quatre millions de barils sont produits tous les jours en Alberta, qui assure 80 % de la production totale du pays. Plus de 180 000 personnes travaillent dans l’industrie pétrolière et gazière dans la province.

Alors forcément, les politiques jouent gros dès qu’il s’agit de proposer des solutions pour lutter contre les changements climatiques. Et ce, même si l’Alberta représentait 38 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) du pays en 2019.

Avec la guerre en Ukraine, l’Alberta pose également le Canada comme un producteur de pétrole fiable, sur lequel l’Europe peut compter. Les feux ont toutefois ralenti cette production effrénée, puisque plusieurs entreprises ont décidé de la suspendre par mesure de sécurité.

Collé à ses valeurs productivistes, le Parti conservateur uni (au pouvoir actuellement) mise surtout sur le technosolutionnisme pour répondre à la crise climatique. La volonté d’agir du gouvernement « n’est pas inexistante, juge Frédéric Boily, professeur de science politique à l’Université de l’Alberta, dans un article publié sur le site Le Climatoscope. Mais elle est subordonnée à la détermination conservatrice de défendre le secteur pétrolier et gazier et, surtout, elle repose sur l’idée que la technologie constitue la solution privilégiée pour diminuer les GES [gaz à effet de serre, ndlr] émis dans la province ».

C’est un changement de cap par rapport au précédent gouvernement dirigé par les néo-démocrates. Sous leur règne, l’Alberta avait adopté la taxe carbone en 2015. Quatre ans plus tard, les conservateurs ont repris le pouvoir et renversé le plan de lutte contre la crise climatique de leurs prédécesseurs. La première ministre actuelle, la conservatrice Danielle Smith, a déjà exprimé des doutes sur le fait que l’activité humaine soit l’une des principales causes du réchauffement de la planète.

Le choix du solutionnisme technologique

Le chercheur américain Evgeny Morozov évoquait déjà le technosolutionnisme dans son ouvrage de 2014, Pour tout résoudre, cliquez ici. Il expliquait que bien au-delà d’un argument marketing, les solutions technologiques sont une idéologie. Pas question de diminuer la production de pétrole et de gaz désormais.

« Il faut d’abord adopter des solutions technologiques pour permettre à l’industrie de poursuivre son développement. On veut augmenter la production de manière verte. Mais en définitive, c’est difficile de faire baisser les GES en augmentant la production de pétrole », dit Frédéric Boily.

Malgré les feux de forêts qui font rage dans la province, les mentalités n’ont pas évolué. En 2016, l’énorme feu de Fort McMurray avait eu des conséquences dramatiques : cent mille personnes avaient dû fuir et les dégâts représentaient près de 9 milliards de dollars. « Ces feux ont eu un impact bien plus important que les feux actuels, et pourtant, les mentalités n’ont pas changé par la suite », souligne Frédéric Boily.

Selon le professeur, la population de l’Alberta est très attachée à une industrie de l’énergie pourvoyeuse d’emplois. « C’est un secteur encore efficace financièrement », explique Frédéric Boily. Et surtout, d’après lui, « la population est très réceptive aux idées technosolutionnistes du parti conservateur ».

Fin avril, le gouvernement conservateur de Danielle Smith a évoqué pour la première fois l’objectif de 2050 pour atteindre la neutralité carbone. Lors de cette annonce, le parti a mis en avant plusieurs technologies pour y arriver comme l’utilisation et le stockage de CO2.

« Au lieu de prendre ses distances avec les hydrocarbures, notre plan montre que nous utiliserons ces ressources de façon novatrice et différente, afin de permettre à notre province de fournir une énergie produite de façon durable au reste du monde », avait déclaré de son côté la ministre de l’environnement, Sonya Savage.

Il y a deux ans, son homologue fédéral, Steven Guilbault, avait rappelé que cette technologie n’était pas encore au point et qu’elle allait encore nécessiter de nombreuses années de recherche. En plus, les experts s’accordent pour dire qu’il n’est pas possible que toutes les émissions soient captées et stockées.

Parmi les autres solutions envisagées, le nucléaire revient sur le devant de la scène et, en Alberta, où il n’y a pas de centrales nucléaires, les autorités envisagent de développer des petits réacteurs modulaires. L’idée a été émise en 2020 sous le gouvernement conservateur de Jason Kenney. Il expliquait alors que ces petits réacteurs pourraient fournir de l’énergie sans émissions et à faible coût. L’industrie des sables bitumineux pourrait aussi profiter de la vapeur de ces installations.

L’Alberta veut aussi miser sur l’hydrogène. Pourtant, de nombreux experts soulignent son coût particulièrement élevé. Les feux de cette année, qui risquent de s’étendre aux provinces environnantes, vont-ils changer la donne ? En pleine campagne électorale provinciale, rien n’est moins sûr, selon Frédéric Boily. Les élections doivent se tenir le 29 mai, mais certains réclament leur report, vu la situation.

Delphine Jung

Delphine Jung

Journaliste pour Médiapart.

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