Édition du 16 avril 2024

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Comment la gauche devrait-elle comprendre l’inflation

La « manie de l’inflation » est un élément de la lutte des classes pour la répartition des ressources de la société. Au cours des dernières semaines, il a été difficile d’échapper à la « manie de l’inflation ». Après des décennies de faible croissance économique, de nombreux commentateurs, nombreuses commentatrices et droitier.e.s sont soudainement en panique face à un taux d’inflation de plus de 4,7%, alors que la reprise commence après(?) la pandémie.

Adam D.K. King est un chercheur syndical

2 décembre 2021
readpassage.com/p/how-should-the-left-think-about-inflation

Sans surprise, la hausse soudaine des prix a suscité une lutte politique autour des causes et des conséquences de l’inflation. La droite saisit l’occasion de s’attaquer à ce qu’elle considère comme des dépenses gouvernementales « galopantes » et des travailleurs et travailleuses qui en demandent trop. Pendant ce temps, certain.e.s membres de la gauche progressiste démystifient – à juste titre – les affirmations selon lesquelles, l’épisode actuel de l’inflation serait causé par les dépenses gouvernementales ou les salaires et présagerait la ruine économique. Mais les luttes autour de l’inflation ne concernent vraiment pas ces questions techniques. Les conflits autour de l’inflation font partie de la lutte des classes.

Disposons d’abord de quelques questions techniques. Premièrement, s’il est vrai que l’inflation est actuellement supérieure à la cible médiane de 2 % fixée par la Banque du Canada, il est également vrai que la Banque n’a pas atteint cette cible depuis la Grande Récession de 2010. Une faible inflation nuit aux travailleurs et aux travailleuses en ralentissant la croissance de l’emploi et des salaires. Mais cela n’attire pas l’attention des médias, comme le font les plaintes des riches et de leurs représentant.e.s politiques au sujet de la forte inflation.

Deuxièmement, bien que la croissance globale des salaires se soit accélérée au cours des deux dernières années, il n’est pas vrai que les revendications salariales sont à l’origine de l’inflation. Il en va de même pour les dépenses budgétaires de relance liées à la pandémie. En d’autres termes, l’inflation actuelle n’est pas « impulsée par la demande ». Elle est plutôt le résultat de pénuries et d’autres perturbations liées à la pandémie et à une réouverture économique difficile.

Outre les problèmes temporaires liés aux chaînes d’approvisionnement, tels que les ports obstrués et les conteneurs maritimes déchargés, l’un des principaux moteurs de cet épisode actuel d’inflation est la hausse des prix de l’énergie, qui ont augmenté de 25,5% par rapport à octobre 2020. De plus, l’essence à elle seule est responsable de près de 42% de la variation annuelle de l’inflation, tandis que la viande représente à elle seule environ 10%. Il s’agit d’un problème « spécifique au secteur », ce qui signifie qu’il est susceptible d’être transitoire – bien que la durée exacte du problème soit à débattre. De plus, lorsque ces articles de consommation volatils sont retirés de l’Indice canadien des prix de la consommation, le taux d’inflation actuel tombe à 3,3 %.

Ces faits n’ont pas empêché les politicien.ne.s conservateurs et conservatrices de parler de dépenses gouvernementales imprudentes et d’une pénurie de main-d’œuvre qui serait en partie causée par des soutiens de revenu trop généreux. Malgré toutes les preuves du contraire, l’ancien porte-parole de finance de la délégation conservatrice, Pierre Poilievre, poursuit ses diatribes quotidiennes au sujet des « déficits inflationnistes », qualifiant l’inflation d’« impôt régressif ». La première réponse du chef du Parti conservateur fédéral, Erin O’Toole, au discours du Trône de la semaine dernière a été d’accuser les Libéraux d’« alimenter l’inflation ».

Il n’y a ici rien de nouveau : les conservateurs et les conservatrices et les néolibéraux et les néolibérales se sont historiquement servi.e.s.de l’inflation – ou de la panique à propos de l’inflation – comme une occasion pour imposer leur programme politico-économique de coupes austères dans les dépenses et de répression des travailleuses et des travailleurs. À la fin des années 1970 et au début des années 80, les gouvernements occidentaux ont « maîtrisé l’inflation » en réprimant la classe ouvrière, en réduisant les dépenses sociales, et en augmentant considérablement les taux d’intérêt pour entraîner délibérément les économies en récession et générer des niveaux élevés de chômage.

Sans réponse politique adéquate de la gauche – à la fois à l’inflation temporaire et à la droite politique – il y a le risque d’un processus similaire maintenant, ce qui freinerait la reprise et qui nuirait dans le processus aux travailleurs et aux travailleuses. Cela est particulièrement vrai si les forces de la droite sont capables de capitaliser sur l’anxiété économique de la classe ouvrière face à la hausse des coûts des produits de consommation, tels que le carburant et la nourriture.

Répondre aux préoccupations des travailleurs et des travailleuses

À court terme, nous ne sommes dans aucune crise inflationniste objective. Il est important de garder ce point au premier plan. Néanmoins, dans la mesure où l’inflation sectorielle nuit aux travailleurs et aux travailleuses – et à son tour les rend potentiellement réceptifs et réceptives au discours de la droite, selon lequel l’inflation est un problème qui ne peut être résolu que par des réductions de dépenses et des restrictions salariales – elle exige une réponse cohérente et empathique de la gauche.

Le fait qu’une grande partie de l’inflation actuelle soit tirée par les prix élevés du carburant et de la viande place la gauche dans une position difficile. Puisque la consommation directe de combustibles fossiles et de viande doivent être considérablement réduites afin d’éviter une catastrophe climatique, l’optique politique d’exiger du carburant et de la viande bon marché n’est pas idéale. Cependant, à court terme, il peut être souhaitable et équitable de demander quelque chose comme des subventions ciblées sur les carburants pour aider les ménages à faible revenu qui consacrent une plus grande partie de leur revenu total aux services publics.

La droite a généralement été beaucoup mieux placée pour répondre à des problèmes comme la hausse des prix à la consommation – à la fois parce qu’elle s’adresse largement à sa base en tant que consommateurs et consommatrices, plutôt qu’en tant que travailleurs et travailleuses, et parce que, dans l’ensemble, elle ne se préoccupe pas de l’impact environnemental de ses politiques.

Cependant, les causes de notre épisode inflationniste particulier (tel qu’il est) le rendent également assez révélateur. En miniature, nous assistons à ce à quoi pourrait ressembler une transition environnementale partielle sans se soucier des impacts de cette dernière sur la classe ouvrière. Par exemple, les taxes sur les produits nocifs pour l’environnement, mais nécessaires, augmenteront les prix des articles de consommation à forte intensité de carbone et frapperont plus durement les travailleurs et les travailleuses et les personnes à faible revenu, de la même manière que cela se produit actuellement.

Sans une politique de classe qui compense les coûts de la transition vers l’abandon de la consommation à forte intensité de carbone par des programmes sociaux universels, par des avantages sociaux solides, et par des emplois verts syndiqués et à salaires élevés, les travailleurs et les travailleuses seront sensibles aux messages de la droite politique concernant l’environnementalisme et l’inflation. En bref, c’est ce que ceux et celles à gauche veulent dire en parlant de la nécessité d’une « transition juste » capable de construire une base ouvrière.

À l’heure actuelle, nous avons besoin d’interventions politiques qui répondent aux préoccupations matérielles des travailleurs et des travailleuses et qui n’ignorent pas la façon dont les prix élevés des produits de première nécessité nuisent de manière disproportionnée aux travailleurs et aux travailleuses à bas salaires. Sans cela, nous laissons les travailleurs et les travailleuses ouvert.e.s au cadrage politique et aux fausses solutions offertes par la droite.

Une reprise qui place les travailleurs et les travailleuses au premier plan

Les dépenses des gouvernemens pendant la pandémie ont empêché l’économie canadienne de sombrer dans la dépression – même si, bien sûr, beaucoup plus aurait pu être fait et les soutiens au revenu de la classe ouvrière liés à la pandémie ont été réduits, puis coupés, trop tôt. De plus, les Libéraux et Libérales ont déjà indiqué qu’ils et elles prévoyaient être beaucoup moins ambitieux et ambitieuses dans les années à venir, malgré les auto-félicitations au sujet de leur politique économique pendant la pandémie.

Pour les conservateurs et conservatrices financier.e.s, la retenue modérée des Libéraux et Libérales n’est jamais assez punitive. Le Parti conservateur et tous ceux et toutes celles dans le commentariat qui sont attaché.e.s à l’orthodoxie économique y voient une occasion de capitaliser sur l’inflation transitoire pour en tenir responsable (faussement) les dépenses excessives. S’ils et elles ne réussissent pas par cette panique inflationniste momentanée à faire pression sur le gouvernement pour qu’il réinstaure l’austérité, alors ils et elles peuvent au moins peut-être limiter davantage les engagements de dépenses des Libéraux.

Céder maintenant à la manie autour de l’inflation et laisser sortir de l’air des pneus de la reprise pandémique ne fera que causer d’autres dommages, qui seront supportés de manière disproportionnée par la classe ouvrière, sous la forme de chômage, de stagnation des salaires, et de coupes dans les services sociaux.

Nous devons nous opposer à la panique inflationniste avec une vision d’une reprise économique post-pandémique qui place les travailleurs et les travailleuses au premier plan, en soulignant la nécessité d’augmenter les dépenses publiques pour rendre la vie plus abordable pour la classe ouvrière. La mise en œuvre de services de garde d’enfants publics dans tout le pays, l’adoption d’un régime universel d’assurance-médicaments, et la réparation et l’expansion permanentes de l’assurance-emploi devraient être les piliers centraux de la lutte pour la reprise des travailleurs et des travailleuses, ainsi que le renouvellement des investissements dans la croissance d’emplois verts. Si nous devons nous battre sur le terrain des dépenses « soutenables » à court terme, profitons-en comme d’une occasion d’élargir le filet de sécurité sociale et de pousser à l’investissement dans les emplois verts.

Une position politique de classe par rapport à l’inflation, maintenant et dans l’avenir

Autant, ou encore plus, que les perturbations des chaînes d’approvisionnement, la recherche effrénée de profits par les entreprises est une partie intégrante de l’explication du niveau d’inflation actuelle supérieure à la moyenne. Les entreprises exploitent la situation de pénuries d’approvisionnement pour s’engager dans des hausses de prix historiques Grâce en partie à des dépenses de relance relativement fortes du gouvernement pendant la pandémie, les bénéfices des entreprises au Canada sont passés de $291 milliards en 2019 à $382,7 milliards en 2021, la plus forte augmentation sur deux ans en une décennie.

C’est comme cela que les capitalistes réagissent aux pénuries, en particulier après que la déréglementation leur a permis de dicter les termes de l’échange et de nuire dans le processus aux travailleurs et aux travailleuses et aux consommateurs et consommatrices. Dans le transport maritime mondial, les profits liés à la pandémie ont été indéniables. Comme le rapporte Robert Kuttner de l’American Prospect, « l’industrie des porte-conteneurs a enregistré des bénéfices nets au troisième trimestre de 2021 d’un montant époustouflant de $48,1 milliards, soit une augmentation de 900% par rapport aux bénéfices du troisième trimestre de 2020, qui étaient déjà un record ». En d’autres termes, la hausse abusive des prix est un élément central de l’histoire actuelle de l’inflation, bien que vous n’en entendiez pas beaucoup parler dans les médias grand public.

À ce stade de faiblesse généralisée de la gauche, demander quelque chose comme le contrôle des prix pour faire face à des prix à la consommation élevés sélectifs et à des profits liés à la pandémie est probablement irréaliste. De plus, des décennies d’attaques contre les travailleurs et les travailleuses ont abouti à une situation où une grande partie du mouvement syndical nord-américain, en particulier dans le secteur public, selon toute vraisemblance n’ose pas tenter de négocier des augmentations salariales supérieure à 2 % conformes à l’inflation. Les augmentations salariales de 20% sur cinq ans, plus les primes, récemment remportées par les membres des Travailleurs et Travailleuses uni.e.s de l’automobile à John Deere aux États-Unis, sont une bonne nouvelle sur ce front. Mais la question de savoir si des victoires similaires se généraliseront ou non reste ouverte.

En outre, les luttes actuelles autour des salaires et de l’inflation sont menées dans le contexte d’une chute précipitée de la part des travailleurs et des travailleuses du revenu national total. Comme Tim Barker le souligne avec perspicacité, la lutte pour une meilleure part du revenu national pour la classe ouvrière et la lutte autour de l’inflation sont intimement liées. C’est précisément lorsque la classe ouvrière organisée a réussi à faire grimper sa part du revenu total à des sommets historiques dans les années 1970 que les forces du capital et de l’orthodoxie économique ont rassemblé toute leur puissance pour briser le dos de la classe ouvrière et pour faire remonter les niveaux de profit. Au Canada, la part du revenu du travail dans le revenu total est sur une tendance à la baisse depuis des décennies, passant d’un sommet de 77,1 % en 1972 à 65,5 % en 2019. Il s’agit de l’une des baisses les plus importantes des pays développés, plus importante même qu’aux États-Unis.

Historiquement, l’inflation a eu tendance à être l’ennemi juré de la gauche et du mouvement ouvrier. La triste vérité est que notre programme, lorsqu’il est poussé à sa fin logique, a tendance à être « inflationniste ». Lorsque les travailleurs et les travailleuses ont du pouvoir organisé substantiel et peuvent exiger des salaires élevés et des niveaux élevés de dépenses sociales, la classe capitaliste réagit en faisant monter les prix, en réduisant les investissements, ou en utilisant toutes les options que le marché leur offre pour contrer le pouvoir du travail. Si leurs problèmes de rentabilité deviennent assez sévères, ils et elles feront pression sur l’État pour qu’il intervienne – pour relever les taux d’intérêt, pour réduire les dépenses publiques, pour restreindre les salaires du secteur public et, plus généralement, pour s’attaquer aux droits de négociation collective.

En d’autres termes, le capitalisme impose des limites à la quantité de pouvoir que les travailleurs et les travailleuses peuvent finalement exercer. Cela est précisément la raison pour laquelle la gauche s’oppose au système capitaliste – elle veut enlever le pouvoir économique et politique à la bourgeoisie pour le démocratiser, pour le remettre à la grande majorité qui gagne sa vie par le travail – à la classe des travailleuses et des travailleurs.

Notre conjoncture actuelle est très éloignée de la situation économique de la seconde moitié des années 70, lorsque le pouvoir relatif de la classe ouvrière était à son apogée et les gouvernements et la bourgeoisie étaient partout en Occident en guerre contre « l’inflation », c’est-à-dire contre le pouvoir organisé du mouvement ouvrier. Mais l’épisode actuel de panique inflationniste fournit une fenêtre sur la façon dont la gauche pourrait répondre aux arguments habituels de la droite.

Si jamais la gauche construisait le pouvoir nécessaire pour gagner un programme expansif, on ne devrait pas être surpris de revoir les arguments du passé concernant l’inflation « impulsée par la demande ». Dans ce cas, nous devons avoir prêtes nos réponses politiques.

Les luttes et les prétendues « crises » autour de l’inflation ne portent jamais simplement sur des problèmes techniques et économiques, comme, par exemple, s’il y a assez ou pas assez d’argent en circulation ou si la demande dépasse l’offre. Au contraire, la « manie de l’inflation » est la manifestation d’une lutte de classe beaucoup plus profonde autour de la répartition des ressources de la société.

Il ne faut pas oublier que ce n’est pas l’objectif de la gauche de mieux gérer le capitalisme que le font les capitalistes. Notre objectif est de construire le pouvoir et la capacité de la classe ouvrière. Si - ou quand - nous le faisons, nous générerons nécessairement des crises dans le fonctionnement du capitalisme, dont l’inflation est un exemple. Le but est d’y être préparé et de servir de ces crises pour démontrer la nécessité d’aller au-delà du capitalisme.

La panique inflationniste actuelle est donc l’occasion pour la gauche d’offrir un programme économique de court terme qui répond aux besoins matériels immédiats des travailleurs et des travailleuses. Mais cela devrait aussi nous encourager à réfléchir à ce qui serait réellement nécessaire pour répondre à une véritable crise inflationniste provoquée par le pouvoir organisé de la classe ouvrière. Car construire ce niveau de pouvoir est, en fin de compte, notre objectif.

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