Édition du 26 mars 2024

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Cuba - 2021, l’année du choc

Cette année a commencé à Cuba avec une économie à son plus bas niveau, sans aucun Castro au pouvoir, avec une gauche critique émergente et les premières manifestations dans les rues. Le 1er janvier 2021, Cuba n’a pas seulement célébré le 62e anniversaire du triomphe de la Révolution. Sans le savoir, l’île commençait à vivre une année qui allait marquer son histoire et provoquer un choc pour sa classe ouvrière.

Tiré de Inprecor no 693-694 Janvier-février 2022

Par Frank Garcia Hernandez*

La Casa Manzana en La Habana en 2021. RICARDO IV TAMAYO / UNSPLASH

Habituée à vivre très lentement les processus politiques, la société cubaine a affronté en un an à peine, la succession de scénarios graves allant d’une réforme économique ratée, en passant par la fin du mandat de Raúl Castro à la tête du Parti communiste – et donc la retraite du dernier Castro –, à la plus grande protestation sociale depuis le triomphe de la Révolution.

C’est dans ce contexte que Cuba affronte une crise économique d’une gravité surpassée seulement par celle des années 1990. À cette époque, après la disparition de l’Union soviétique et du prétendu camp socialiste d’Europe de l’Est, ce pays des Caraïbes avait perdu 85 % de ses partenaires commerciaux. Cependant, il ne s’agissait alors que de réorienter son marché extérieur.

Maintenant, la situation est plus complexe : Cuba dépend principalement du tourisme alors que l’industrie des loisirs s’est effondrée à l’échelle internationale. Pour que le produit intérieur brut cubain de 2020 progresse ne serait-ce que de 1 %, il aurait fallu 4,5 millions de touristes étrangers. Mais en 2020, Cuba n’en a accueilli qu’un peu plus de 1,3 million, et au cours de l’année 2021 pas plus de 500 000. Si on ajoute à cela le renforcement des sanctions étatsuniennes et une inflation que le gouvernement n’avait pas su prévoir, l’économie cubaine s’est effondrée : en 2020 le PIB a chuté de 11 %, et en 2021 il a encore chuté de deux points supplémentaires, dégringolant de 13 %.

Mais l’impact de l’effondrement du tourisme a été aggravé par un ensemble de mesures économiques antipopulaires appliquées par le gouvernement dès le premier jour de 2021. Le « train de réformes » (Tarea Ordenamiento) a démarré le jour même où l’on célébrait le 62e anniversaire du triomphe de la Révolution et dans l’année marquant six décennies après l’adoption du socialisme et la défaite des États-Unis à la Baie des Cochons.

1er janvier : Tarea Ordenamiento ou l’inflation pour pimenter la pénurie

Le 16 juillet 2020, le président cubain Miguel Díaz-Canel a annoncé à la télévision que le pays entamerait une série de profondes réformes économiques. Cinq mois plus tard, dans la nuit du 10 décembre 2020, Díaz-Canel a fait une autre apparition, avec un Raúl Castro silencieux, informant que, le 1er janvier 2021, un ensemble de mesures économiques appelé Tarea Ordenamiento serait mis en œuvre.

Fondamentalement, ces réformes avaient pour objectif principal d’unifier le taux de change officiel. Depuis 1994, à Cuba, deux monnaies avec deux taux de change différents étaient officiellement en circulation. Le peso convertible (CUC) équivalait à un dollar et chaque CUC valait 24 pesos (monnaie nationale). Le taux de change d’un CUC pour un dollar n’était utilisé que pour les transactions entre les entreprises d’État. Mais la plupart des magasins d’État proposaient leurs produits en CUC, bien que les salaires soient payés en pesos.

Mais Tarea Ordenamiento ne s’est pas seulement traduit par l’unification du taux de change. Pour unifier les monnaies en faisant disparaître le CUC, le gouvernement avait prévu une « inflation nominale », ce qui s’est traduit par une hausse considérable des prix des services publics et de presque toutes les offres étatiques. Rien qu’à La Havane, les transports publics ont augmenté de 500 %. L’ajustement a même touché le prix des cantines pour les familles vulnérables. L’impact du train de réformes a généré un tel mécontentement que certains analystes s’attendaient à des manifestations en février ou mars.

Pour compenser cette augmentation des prix, Tarea Ordenamiento prévoyait également des augmentations salariales substantielles. Toutefois la durée de vie effective de cette solution n’a pas dépassé deux mois. La forte inflation générée a aggravé l’impact de la pénurie subie par la classe ouvrière en raison de la baisse du tourisme et des sanctions étatsuniennes. Enfin, après une année de catastrophe économique, Díaz-Canel a reconnu publiquement en décembre dernier, devant le Parlement, que le paquet de mesures avec lequel avait commencé 2021 avait échoué : « Il faut remettre de l’ordre dans le train de réformes », a-t-il dit.

27 janvier et 27 avril : l’opposition culturelle génère des petites crises politiques

Le 27 novembre 2020, plus de 300 personnes s’étaient rassemblées devant les portes du ministère de la Culture – ce qui a poussé le vice-ministre Fernando Rojas à dialoguer avec des intellectuels et des artistes liés à l’opposition. Et le 27 janvier 2021, une autre petite manifestation a eu lieu devant la même institution.

Cette fois, le ministre de la Culture lui-même, Alpidio Alonso, est allé à la rencontre des manifestants. Contrairement au dialogue instauré le 27 novembre, le fonctionnaire s’en est pris au téléphone portable d’un journaliste qui l’enregistrait en train de se disputer avec les manifestants. Ce qui dans un autre pays aurait juste un peu agité la presse tabloïd, a provoqué suffisamment de tensions politiques à Cuba pour que les autorités coupent Internet. Les événements ne se sont pas limités à la violente altercation entre un ministre et un jeune journaliste : les forces de police ont chargé les dizaines de personnes qui manifestaient pacifiquement devant le ministère de la Culture, les arrêtant toutes pendant près de 24 heures.

Exactement trois mois plus tard, une autre petite crise politique a eu lieu au niveau national, mais cette fois d’une bien plus grande importance que les événements du 27 janvier. Le 27 avril, Luis Manuel Otero Alcántara – un artiste plasticien handicapé devenu opposant politique – a entamé une grève de la faim et de la soif, qu’il a arrêtée à la mi-mai, qui a provoqué plusieurs manifestations dans la capitale du pays.

Depuis le 27 novembre 2020 – date à laquelle on peut situer le début d’une crise politique toujours ouverte – les manifestations dans les rues n’ont pas cessé. Dans un pays où il n’y a même pas de loi sur les manifestations et où toute dissidence est considérée comme contre-révolutionnaire, c’est un phénomène politique inédit que tous les trois mois des manifestations éclatent, avec plus ou moins d’ampleur, générant une atmosphère de tension politique au niveau national.

15-17 avril : comment le VIIIe Congrès du Parti communiste a fini par être le premier sans Castro

Le seul capable d’arrêter les réformes économiques (initiées par Raúl Castro en 2011) n’était que Raúl Castro lui-même. En avril 2021, lors du VIIIe Congrès du Parti communiste, alors qu’on s’attendait à un grand bond vers la mise en œuvre d’un modèle économique très proche du « socialisme du marché chinois », Raúl Castro, utilisant des termes tels que « restauration capitaliste », s’en est pris à « ceux qui rêvent (…) de la privatisation massive de la propriété du peuple des principaux moyens de production ».

Raúl a également averti que « l’égoïsme, la cupidité et l’envie de revenus plus élevés incitent certaines personnes à désirer (…) un processus de privatisation qui balayerait les fondements et l’essence de la société socialiste ». L’aile prochinoise qui s’était fortement renforcée dans la direction du Parti et du Gouvernement allait subir un autre coup : l’une de ses principales figures, Marino Murillo, qui avait également été l’auteur de la Tarea Ordenamiento, a été exclu du Comité central.

Toujours durant ce congrès, Raúl Castro a tracé la ligne de ce que doit être la politique face à d’autres manifestations possibles de l’opposition : « La rue appartient aux révolutionnaires », a déclaré le secrétaire général sortant du PCC. Díaz-Canel allait se conformer rigoureusement à cette ligne de conduite lorsque les manifestations désormais historiques ont éclaté le dimanche 11 juillet.

Cependant, ce qui a été remarqué dans le monde, c’est le retrait de Raúl Castro de la direction du PCC. Avec Raúl, deux autres des dernières figures de la vieille garde révolutionnaire ont quitté la direction du parti : le commandante Ramiro Valdés et le deuxième secrétaire du PCC de l’époque, Ramón Machado Ventura. Pour la première fois depuis 1959, aucun Castro n’occupe une position décisionnelle dans la direction du Parti et du Gouvernement. Bien que Raúl Castro continue de chapeauter les décisions politiques au niveau national, le VIIIe Congrès a marqué nominalement la fin d’une étape historique.

Le nouveau Bureau politique élu par le conclave du parti avait une autre caractéristique qui définit le scénario actuel : aucune personnalité ni aucun groupe politique ne dispose d’une hégémonie dans le parti. Bien que Díaz-Canel ait été élu secrétaire général du PCC, il est loin de contrôler les décisions du parti ou du gouvernement. En tant que contre-poids de Díaz-Canel, est arrivé au Bureau Politique un personnage qui, en raison de sa faible visibilité conjuguée à un pouvoir politique notoire, était jusqu’à présent pratiquement un mythe : le général López Callejas, qui contrôle la grande branche d’entreprises de l’armée cubaine et qui est également le gendre de Raúl Castro.

21 juin : Cuba ne veut pas de dollars ou comment la monnaie numérique du marché noir cubain a vu le jour

Aux pénuries que subit la classe ouvrière s’ajoute une autre mesure économique impopulaire du gouvernement cubain : la création de magasins où l’on ne peut acheter qu’avec des cartes en devises étrangères. Une quantité importante des produits de base offerts par l’État ont été concentrés dans ces magasins en devises librement convertibles (MLC). Cette situation s’est aggravée lorsqu’en mars 2021, le gouvernement cubain a publié un décret annonçant que les banques n’accepteraient plus de dollars en espèces. Fondamentalement, cette surprenante mesure est due au fait que les principaux partenaires commerciaux de Cuba et le Club de Paris – avec qui La Havane a contracté une dette de 11 milliards de dollars en 2016 – ne veulent pas accepter de dollars du gouvernement cubain. La raison en est la persécution financière des États-Unis contre ceux qui acceptent des dollars du gouvernement de La Havane. À cela s’est ajouté que la Russie et la Chine, deux autres principaux créanciers de Cuba, démantèlent l’utilisation du dollar dans leurs économies respectives. Paradoxalement, le gouvernement cubain s’est retrouvé face à un excès de dollars.

L’impact de cette mesure a provoqué la naissance d’une monnaie virtuelle sur le marché noir cubain : le MLC ou dollar numérique. Le principal flux d’envois de fonds vers le pays provenait des États-Unis. Washington a interdit les transactions vers Cuba, même par l’intermédiaire de Western Union, de sorte que les dollars des émigrants cubains arrivent sur l’île en espèces. N’étant plus acceptés par les banques cubaines, les dollars en espèces de la diaspora ont perdu de leur valeur d’usage, s’effondrant sur le marché noir.

Cependant, la valeur d’usage des dollars des cartes MLC a augmenté, donnant naissance cette fois, en plus du taux de change officiel d’un dollar pour 25 pesos cubains, à deux autres taux de change : le dollar en espèces sur le marché noir équivaut aujourd’hui à 70 pesos cubains et un dollar numérique – communément appelé MLC – est coté à un taux de change de 80 pesos. En pratique, était ainsi brisé l’objectif principal de la Tarea Ordenamiento : unifier le taux de change.

La naissance d’une crypto-monnaie volatile régulée uniquement par le marché noir a eu un impact encore plus important sur la crise de l’économie familiale. Désormais, le secteur de la classe ouvrière qui ne reçoit pas d’envois doit également acheter des dollars numériques afin de pouvoir acquérir des produits de base tels que le poulet, l’huile ou le savon dans les magasins MLC. Paradoxalement, le gouvernement cubain ne peut contrôler le MLC ou dollar numérique que d’une seule manière : en faisant disparaître les magasins à monnaie librement convertible. Toutefois, alors que les magasins MLC sont extrêmement impopulaires même parmi les partisans du gouvernement, ils ont réussi à attirer une part considérable de devises et cela a légèrement compensé le grave impact de la faillite du tourisme à Cuba.

11 juillet : les plus grandes manifestations depuis le triomphe de la Révolution

Les manifestations qui ont eu lieu à Cuba le 11 juillet ont rendu visible au niveau international que ce pays des Caraïbes traversait une crise non seulement économique mais aussi politique. À la lumière d’aujourd’hui, la question « pourquoi le 11 juillet ? » devrait être remplacée par « comment n’est-ce pas arrivé avant le 11 juillet ? »

La pénurie de vivres a été aggravée par plusieurs facteurs : l’impact de la Tarea Ordenamiento et de l’inflation incontrôlée correspondante, la concentration des produits de base dans les magasins MLC, des coupures d’électricité prolongées dues à la forte diminution des barils de pétrole que Cuba a pu acheter pendant la crise, et enfin une grave pénurie de médicaments à un moment où le coronavirus atteignait son plus haut niveau sur l’île.

Bien que tout au long de 2020, Cuba ait réussi à gérer la pandémie, le ministère cubain de la Santé a signalé le 10 juillet 2021 que 6 750 nouvelles contaminations au coronavirus avaient été enregistrées dans le pays en seulement 24 heures. La vague de covid-19 a atteint un tel point que le gouvernement a envoyé des brigades de médecins dans les villes où le système de santé local s’était effondré. Face à cette situation, les autorités ont décidé de n’admettre dans les hôpitaux que les personnes infectées par le covid-19 qui risquaient de mourir. Cette décision a durement frappé l’imaginaire de la société cubaine qui s’était toujours sentie protégée par le système de santé. Par conséquent, la plupart de celles et ceux qui ont contracté le coronavirus ont été confinés à domicile. La pénurie de médicaments provoquée par le blocus imposé par les États-Unis aggravait la situation de celles et ceux qui ont contracté le coronavirus et n’étaient pas hospitalisés.

En même temps l’opposition cubaine a lancé une campagne de déstabilisation sur les réseaux sociaux, imputant au gouvernement le manque de médicaments et la pénurie de bouteilles d’oxygène dans les hôpitaux. Sous le hashtag #SOSCuba, un état d’insécurité a été créé, ce qui, dans une certaine mesure, a servi à stimuler les manifestations.

Dans ce scénario de crise, la popularité du président Díaz-Canel a commencé à chuter de manière significative. Cependant, à l’instar des bureaucraties des pays ex-socialistes, la direction du Parti communiste n’a pas enregistré le déclin politique du président. Ce déphasage avec la réalité a conduit Díaz-Canel – imitant Fidel Castro lors des émeutes du 5 août 1994 – à se rendre aux manifestations qui ont eu lieu à San Antonio de los Baños, la ville où ont débuté les événements du 11 juillet. Cependant, le résultat a été très différent de celui de Fidel Castro en 1994 : Díaz-Canel a été accueilli par des huées et des bouteilles en plastique ont été lancées sur lui.

Suivant les conseils de Raúl Castro au VIIIe Congrès du Parti, à son retour des manifestations à San Antonio de los Baños, Díaz-Canel a appelé « les révolutionnaires et les communistes à descendre dans la rue (…). L’ordre de combat est donné ». L’appel de Díaz-Canel a accru le mécontentement de nombreux manifestants, car ils ont vu dans le message du président un appel à la confrontation entre Cubains. Ainsi, « l’ordre de combat » a mobilisé à la fois « les révolutionnaires et les communistes » et des centaines de personnes qui ont rejoint les manifestations dans les rues.

À La Havane, il y a eu principalement une marche pacifique de cinq kilomètres, traversant les principales localités de la capitale et rassemblant environ 3 000 participants. La marche a fini par être réprimée aux alentours de la Plaza de la Revolución, où se trouvent les principaux organes du pouvoir exécutif.

Cependant, alors que la marche pacifique se déroulait, de violents affrontements ont éclaté entre des partisans du gouvernement et des manifestants à la périphérie de la capitale et d’autres régions du pays. Lors de la marche qui a eu lieu à La Havane, de nombreux manifestants ont été arrêtés sans autre raison que leur présence dans une manifestation. Actuellement le nombre officieux de personnes arrêtées le 11 juillet dépasse les 500 et il n’existe aucune estimation du nombre de blessés. Cinq mois après le 11 juillet, un nombre inconnu de manifestants sont toujours emprisonnés.

Fin juillet : une nouvelle gauche critique émerge

La crise générée par les manifestations du 11 juillet a accéléré la radicalisation politique de la jeunesse, stimulant la consolidation d’une nouvelle gauche critique cubaine. Les positions idéologiques de ce secteur politique émergent, composé d’intellectuels, de médias et de groupes étudiants, vont de l’anarchisme à des positions proches du trotskisme, en passant par le socialisme républicain. Avec une base majoritairement jeune et un état organisationnel encore embryonnaire, la gauche critique soutient de manière générale que le gouvernement cubain s’est éloigné voire a abandonné la construction d’une société socialiste. En même temps, la gauche critique cubaine s’identifie largement aux manifestations du 11 juillet, comprenant que les revendications des manifestants ont un caractère populaire, même si elles ne sont pas spécifiquement socialistes.

7 août : feu vert pour les PME

L’une des revendications entendues parmi les manifestants le 11 juillet était l’expansion du secteur de l’économie privée – quelque chose de paradoxal, puisque la plupart des manifestants étaient des travailleurs à faibles revenus, vivant dans des quartiers pauvres. Bien que le gouvernement ait déjà prévu de mettre en œuvre en 2021 la loi réglementant et développant les petites et moyennes entreprises, il est évident que les manifestations du 11 juillet ont accéléré son approbation. Cependant, conformément au discours de Raúl Castro au VIIIe Congrès du Parti communiste, l’expansion du secteur privé a été beaucoup moins forte que prévu et Cuba a reporté un peu plus la concrétisation de la voie chinoise.

Septembre et octobre : renouveau, montée et chute de l’opposition (pas si) culturelle

Après le 11 juillet, l’idée que d’autres manifestations étaient possibles est restée dans l’imaginaire politique de certains secteurs de la société. Le 23 septembre, le jeune dramaturge Yunior García a appelé sur les réseaux sociaux à une marche pacifique contre la « violence politique ». Dans une démarche sans précédent, il a présenté une demande formelle d’autorisation au gouvernement de La Havane.

Afin d’organiser la marche, Yunior García – issu du front culturel de l’opposition 27N – a fondé le groupement Archipelago, réussissant à capitaliser une partie du mécontentement apparu après le 11 juillet. Cependant, le mot d’ordre lancé par Archipelago n’a pas mobilisé la majorité, son impact se limitant à un secteur de l’intelligentsia critique et de l’opposition en général. Yunior García a oublié que la principale revendication des manifestants du 11 juillet était « de la nourriture et des médicaments » : des besoins objectifs et non un slogan politique abstrait.

Quelques jours après le lancement de cet appel, Yunior García a accepté de s’allier au Conseil pour la transition démocratique, une organisation qui avait ouvertement présenté un programme néolibéral. La décision d’Archipelago de se joindre au CTD a fait que, d’une manière ou d’une autre, des collectifs et des personnalités de la gauche critique cubaine ont retiré leur soutien politique à Yunior García.

12 octobre : le gouvernement refuse l’autorisation de manifester, début de la confrontation médiatique et naissance d’un ennemi intérieur

Le 12 octobre, le gouvernement cubain a rendu public son refus d’autoriser la marche convoquée par Yunior García, qui devait avoir lieu le 15 novembre. Le principal argument avancé par les autorités était qu’Archipelago n’appelait pas seulement à la fin des violences politiques, mais aussi à la « chute de la dictature ». Par la suite, lors du IIe Plénum du parti, une campagne médiatique contre la marche du 15 novembre a commencé, visant essentiellement Yunior García. Du statut d’un phénomène politique limité aux réseaux sociaux, à certains spectres politiques et à l’intelligentsia, la manifestation et son principal instigateur sont passés à celui du principal ennemi interne du moment. La presse officielle a réussi à construire l’idée que, contrairement à l’appel d’Archipelago, la manifestation du 15 novembre se limiterait à une succession d’événements violents.

15 novembre : comment le gouvernement et la droite ont fait échouer la manifestation

Le lundi 15 novembre, Cuba a connu un climat de tension nationale qui se faisait sentir depuis le dimanche 14. Le Parti communiste avait ordonné la création de groupes qui défendraient les institutions, les usines et les entreprises d’éventuelles attaques. Pour sa part, Yunior García a été encerclé à l’aube, non seulement par les autorités, mais aussi par des militants du Parti communiste et des sympathisants du gouvernement qui ont organisé des manifestations politiques devant la maison du coordinateur de la marche du 15 novembre. Parallèlement, à partir du 14 et pendant toute la journée du 15, des opposants notoires étaient arrêtés dans tout le pays ou se voyaient interdire de sortir de leurs domiciles.

S’il est vrai que le gouvernement a créé le climat nécessaire pour dissuader presque tous les manifestants potentiels, il est également évident qu’Archipelago n’a pas compris quels avaient été les facteurs mobilisateurs le 11 juillet. Les manifestations du 11 juillet étaient essentiellement un appel au gouvernement pour qu’il améliore les conditions de vie et non pour revendiquer des droits politiques. Le caractère élitiste d’Archipelago et l’hégémonie que la droite a fini par y imposer ont entrainé leur incapacité à comprendre que les revendications du 11J étaient des revendications économiques pour le bien-être de la majorité. Deux jours après le 15 novembre, Yunior García – qui avait tenu le discours classique « je ne suis ni de gauche ni de droite » – a décidé de quitter le pays et a entamé un parcours politique en rencontrant en Espagne le Parti populaire ou l’opposant vénézuélien Leopoldo Lopez. La dernière tentative de protestation dans les rues a été défaite par le gouvernement et liquidée par la droite.

Possible conclusion d’une longue année

Cinq aspects politiques ont caractérisé 2021 comme une année charnière dans l’histoire de Cuba :

• Le fait principal est que, pour la première fois, un secteur important de la société cubaine a assumé la protestation dans les rues comme une pratique politique viable. Cela a conduit à une série de manifestations qui ont atteint leur point culminant le 11 juillet et leur dernière apparition le 15 novembre.

• Le deuxième trait distinctif, c’est la mise en œuvre d’un ensemble de mesures économiques impopulaires qui ont renforcé l’impact de la crise sur la classe ouvrière, créant ainsi un climat de tension politique.

• La troisième caractéristique – qui englobe la seconde et définit la première – c’est qu’en 2021 Cuba a atteint le fond de sa crise économique depuis 30 ans. Et le pire de la pandémie.

• Comme composante historique, il y a un quatrième aspect : la fin des Castro à la direction du pays, avec la fin du mandat de Raúl à la tête du Parti communiste.

• En même temps, comme cinquième aspect, se détache l’émergence d’une gauche cubaine critique avec un discours contre le gouvernement.

Bien que tout ce scénario se situe dans le cadre de la pandémie de coronavirus, le covid-19 est un héritage de 2020.

Le 2022 cubain pourrait être marqué par une légère reprise économique, quoique presque imperceptible. Cette amélioration serait le produit de la discrète augmentation des visites touristiques dans l’île des Caraïbes ainsi que de la possible commercialisation internationale des trois vaccins contre le covid-19, brevetés par Cuba.

La diminution progressive du coronavirus dont bénéficie Cuba, à la suite de la vaccination massive contre le covid-19, contribuerait également à la stabilité économique. Au 30 décembre, le ministère de la Santé a indiqué que sur les 11 330 000 habitants qui composent ce pays des Caraïbes, 8 944 229 avaient reçu trois doses de vaccins cubains contre le coronavirus.

« Personne ne sait à quoi ressemblera 2022 », a déclaré le président cubain dans son message de fin d’année, rappelant également que « le grand défi en suspens est la reprise économique ». Cette fois, Díaz-Canel a raison : au-delà de la situation internationale instable et du blocus étatsunien, la possibilité d’un autre 11 juillet dépend des dirigeants cubains.

La Havane, 2 janvier 2022

L’auteur

Frank García Hernández est sociologue et historien cubain.

L’article

Cet article a d’abord été publié par le site de la revue CTXT : https://ctxt.es/es/20220101/Politica/38372/cuba-protestas-miguel-diaz-canel-coronavirus-crisis.htm
(Traduit de l’espagnol par Laurent B.)

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