Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Blogues

Le blogue de Pierre Beaudet

Entre l’inconfort et la différence

Je pense qu’il faut prendre comme point de départ que la gauche et les progressistes en général sont dans une mauvaise passe. Cela n’est pas la fin du monde, mais il faut s’attendre à traverser des « zones de turbulences », comme on entend dans l’avion parfois.

Depuis une quinzaine d’années, il y a eu des avancées extraordinaires du côté de l’organisation populaire, de l’émergence d’une nouvelle conscience et d’une nouvelle subjectivité, parmi des masses considérables, selon des registres divers, et dans un tas de pays totalement différents les uns des autres. Les expressions les plus visibles (Printemps arabe, indignados, Occupy, Carrés rouges, etc.) étaient à mon avis les pointes d’un iceberg beaucoup plus profond et massif d’un rejet du capitalisme néolibéralisé, et aussi d’un espoir de pouvoir passer à la construction des alternatives.

C’est probablement en Amérique du Sud qu’on est allé le plus loin dans ce sens avec les virages qu’ont connus des pays comme la Bolivie, l’Argentine, le Brésil, le Venezuela. Ce n’était pas seulement (et pas principalement) l’élection de gouvernements de centre-gauche, mais surtout l’émergence des mouvements et de leurs capacités d’imposer des transformations. En Bolivie par exemple, des mobilisations énormes ont eu lieu autour d’enjeux vitaux comme l’eau, les ressources, la démocratie, l’emploi. Des réseaux se sont mis en place entre urbains/ruraux, métis/autochtones, hommes/femmes, intergénérationnels, intersectionnels. Au bout de la ligne, un pouvoir populaire s’est imposé dans la rue, puis au Parlement. Je simplifie une histoire compliquée qui a eu toutes sortes de revers, de moments de recul, d’incertitudes…

Ces belles avancées doivent être mesurées à la lumière de leurs limites et de leurs contradictions. D’abord, dans bien des endroits, la mobilisation n’a pas été persistante. Des mouvements ont émergé, puis se sont dissipé. Souvent, ils se sont échoué sur la résilience des pouvoirs et de leurs puissants dispositifs dans tous les domaines (économie, gouvernance, médias, etc.). Au pire, on a vu des alliances hétéroclites se mettre en place pour bloquer le changement, précipiter les pays dans des crises encore plus graves, aggraver la répression et le militarisme (on pense aux pays qui sont passés du « printemps arabe » à l’« hiver arabe »).

En ce moment, le vent de droite souffle fort, à la fois pour bloquer l’avancement de ceux qui ont défié l’ordre, et entraver ceux qui pourraient éventuellement renforcer les mouvements et les initiatives populaires. Les élites alors jouent sur plusieurs registres : la peur, le sentiment d’impuissance, les menaces et un discours assourdissant et incessant à l’effet qu’on est dans un monde où par définition, tout-le-monde-est-contre-tout-le-monde. De cela émergent de vieux-jeunes monstres, des néoracismes, des néocolonialismes et des néofascismes.

Récemment, c’est un peu cela qui est arrivé aux États-Unis. Une droite qu’on pourrait qualifier de très réactionnaire s’est imposée sur le désespoir et le désarroi, beaucoup plus parce que la droite « ordinaire » (en l’occurrence Clinton et les Démocrates) est apparue peu crédible pour régler les problèmes. Cette « droite ordinaire » est menacée sur sa propre droite, comme on l’a vu aussi en Angleterre (Brexit) et peut-être demain en France (montée du Front national).

Alors voici que surgit le dilemme. Devant cette montée des droites, que pouvons-nous faire ? Dans un passé pas si lointain (au vingtième siècle), il est arrivé que la gauche et les mouvements populaires n’aient pas vu venir la menace. Ils ont laissé grandir le « monstre » jusqu’à temps que celui-ci soit trop fort pour être renversé. Le monde d’aujourd’hui n’est plus le même, mais il y a quant même des leçons à tirer de nos ancêtres.

Il faut garder la tête froide, mesurer ses forces, avoir une juste perception de l’adversaire (surtout ne pas le sous-estimer). Il faut éviter de prendre ses propres victoires et avancées comme des moments « historiques ». On peut et on doit gagner, mais il ne faut pas penser que le chemin de la transformation soit en ligne droite. Cela va de soi qu’il faut être modestes, ne pas se prendre pour d’autres et éviter ce que j’ai appelé le « n’y-ksa-isme », comme si les solutions étaient simples (on n’aurait qu’à faire cela), ou qu’il y aurait quelque part des pensées magiques et des chefs héroïques. La solution est en nous, mais il faut prendre le temps de la trouver.

Je termine en pensant à mon village d’Astérix préféré. Nous avons accumulé des forces considérables, à partir du moment où les femmes ont imposé l’immense problème de la pauvreté et de la violence (Marche de la FFQ, 1995), à partir du moment où on a redécouvert que l’internationalisme et la solidarité internationale n’étaient pas un luxe (Sommet des peuples, 2001), à partir du moment où les syndiqué-es et les étudiant-es ont bloqué la « réingénierie libérale (2003 et 2005), que les communautés, les fermiers et les écolos ont bloqué les affreux projets de gaz de schiste (2012) et qu’enfin, les étudiant-es se présentent avec le plus grand mouvement populaire de notre histoire. De tout cela a émergé un immense bagage d’expériences et de capacités.

Il y a cependant, comme vous le savez, un autre côté du miroir. Nous nous retrouvons devant un dispositif politique solide et agressif, qui n’a pas peur de tricher, de mentir, d’agir en dehors des lois avec une armée de voleurs en cravate bien expérimentés. Comme les voyoucrates ont le monopole des grands médias, leurs capacités à la manipulation sont immense : c’est la faute aux syndiqué-es, aux immigrant-es, aux jeunes braillards, et ainsi de suite. Globalement, ils sont très puissants.

Ils ont aussi un autre avantage. Devant eux, un parti qui a déjà été progressiste, un peu centre-gauche disons-nous pour aller vite, est dans une débandade qui ne cesse de s’accentuer, et qui est tenté régulièrement par des virages à droite en fonction d’idéologies de pacotille, pseudo nationalistes. Les Lulus, PKP et autres aventuriers ont mené ce PQ en phase terminale. Dire qu’un homme intelligent comme Jean-François Lisée a pu s’imposer à la chefferie après avoir joué le jeu ethniciste des « valeurs » est un bon reflet de cette lente mais irrésistible descente. On se souvient d’un certain 15 novembre 1976 avec un sentiment un peu tristounet.

Pour ces raisons, des milliers de personnes se sont investies dans le projet de Québec Solidaire, qui a amené de l’oxygène dans des luttes et des mouvements populaires. Cela a été tout un accomplissement de faire élire trois députés solidaires et de relancer sur la scène politique les revendications fondamentales des mouvements. Mais il y a eu, et il y a, des obstacles. Dix ans plus tard en effet, QS n’a pas encore réussi à franchir la « ligne rouge » qui ferait en sorte qu’il devienne aux yeux d’une masse critique un protagoniste de premier plan. Certes, le défi est incommensurable. Le système politique pourri, profondément anti-démocratique, qui exclut tout ce qui propose une alternative sévit (c’est la même chose aux États-Unis, en Grèce, en France, au Mexique, etc.) est un formidable obstacle. Et toutes les autres raisons que vous connaissez.

Il y a aussi des hésitations, des trébuchements, une difficulté à articuler les luttes populaires sur le terrain et la mise de l’avant d’une proposition politique. Il y a, y compris parmi les générations militantes les plus actives, une peur de la politique, parfois même une peur « du » politique, comme si cette tentative de proposer un projet contre-hégémonique était voué d’avance à l’échec, ou pire encore, à être « contaminée » par l’État et ses pratiques opaques et autoritaires. D’autres encore vont penser qu’il faut éviter le « pire » et le « très pire ». C’est ce qu’on voit quand la population se range dans la prison mentale du bipartisme (le « pire » et le « très pire »).

Aujourd’hui, la réflexion doit identifier de nouveaux sentiers, tant sur le plan des projets que sur celui des méthodes. Ces ouvertures, il y en a 56 000, mais je pense à trois en particulier. Il faut repenser la nation, qui n’est plus la même que celle de la révolution tranquille, et repenser un « vivre-ensemble » inclusif, hégémonique. Sans cela, il n’y aura ni indépendance, ni socialisme. D’autre part, le projet doit partir de la réalité coloniale qui subjugue les peuples autochtones. Notre point de départ doit être le suivant : nous ne sommes pas « propriétaires » du territoire, mais, dans la mesure où on peut établir des passerelles, on pourrait être « copropriétaires ». Enfin, et cela découle du point précédent, nous ne pouvons pas continuer à disposer du monde non-humain et de ce qui fonde la vie comme si c’était des marchandises à acheter, vendre et exploiter. Alors repenser notre rapport avec tout ce qui compose la pachamama devient une nécessité pratique.

Sur le même thème : Blogues

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...