Édition du 20 mai 2025

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Québec

Le cellulaire à l’école : Parfois, il faut interdire !

Ce qu’il y a d’intéressant, d’instructif et de significatif dans le débat sur le cellulaire à l’école, c’est la valeur que certaines personnes donnent ou ne donnent pas à la technologie. Dans le camp des « jovialistes », il y a ceux qui voient le développement de l’IA, de la robotique, de l’informatique sous tous ses aspects comme un fait tout aussi « naturel » que l’influence de la lune sur les marées ou que le processus de la photosynthèse adopté par les plantes pour leur croissance.

Cela rappelle étrangement le même culte que certains économistes et politiciens vouent à la croissance économique (PIB, PNB, revenu par habitant, etc.) comme quelque chose que nous porterions dans nos gènes, donc qui s’imposerait à nous et devant lequel nous n’aurions aucun pouvoir ni aucune liberté réelle. Tenter de limiter la multiplication à l’infini des objets de consommation « numériques » ou chercher à encadrer l’économie de marché capitaliste selon des critères qui vont au-delà de la logique du profit dessine, pour eux, les contours d’un véritable « sacrilège », d’un blasphème et d’une hérésie qu’il faut combattre de toutes ses forces.

En face, il y a le camp des « réalistes » (dont je suis) qui apprécient les services rendus à l’humanité par les progrès de la technique moderne mais qui ne renoncent pas pour autant à exercer leur esprit « critique » face à l’enthousiasme immodéré de certains (les « jovialistes ») devant les possibilités soi-disant « infinies » des nouvelles technologies, la nouvelle Ère dans laquelle elles nous feraient entrer et le Nouvel Homme qu’elles sont en voie de constituer. On reconnaît là, ultimement, les tenants du « transhumanisme » qui croient pouvoir « améliorer » l’espèce (ou la nature) humaine par une combinaison savante de biologie moléculaire, d’Intelligence artificielle, d’ingénierie algorithmique, bref par l’Avènement du « cyborg » (l’Homme-Machine à l’image des sciences-fictions hollywoodiennes), c’est-à-dire Frankenstein version futuriste.

La décision du Ministre de l’Éducation d’interdire l’utilisation du cellulaire aux étudiant-e-s de « toutes » les écoles primaires et secondaires de la province s’inscrit d’emblée dans la vision défendue par le camp des réalistes. La réaction des jovialistes à ce qu’ils considèrent comme étant une position intransigeante, dogmatique et trop radicale est symptomatique de ce que l’on pourrait appeler le syndrome du « Meilleur des Mondes ». L’idée étant que si l’on est en mesure d’utiliser les techniques les plus avancées issues de la recherche fondamentale (menée très souvent à des fins d’abord militaires, avec de l’argent « public »), il serait bête de ne pas en profiter en fonçant tête baissée dans leurs applications les plus généralisées sans tenir compte du principe de « précaution », des enjeux éthiques et environnementaux soulevés par cette utilisation dans la vie de tous les jours des citoyens, des conséquences socio-économiques de l’intrusion des technologies de l’information dans l’intimité, l’espace privé, personnel et familial de chaque individu. La société devient ainsi un laboratoire, un champ d’expérimentation pour pouvoir évaluer jusqu’où la technologie peut aller trop loin. Tant pis pour les pots cassés ; les médecins, psychiatres, psychologues, travailleurs sociaux, professeurs, éducateurs (spécialisés ou non) sont là pour ramasser les dégâts et s’occuper des dommages collatéraux ; après tout, c’est leur travail...

Dans les commentaires rédigés suite à un article de Narjiss Aoukach paru dans Le Devoir du 8 mai dernier, article qui ne laisse pas sa place à ce jovialisme naïf (inquiétant et dangereux, surtout de la part d’une enseignante) qui voit dans le téléphone cellulaire un outil « indispensable » à l’émancipation de nos jeunes, on peut prendre connaissance de cette crédulité aberrante face à un avenir robotisé tout tracé, inscrit dans l’Histoire des Hommes en grosses lettres :

«  Dans une dizaine d’années, ce seront des robots conversationnels qui enseigneront au collégial et à l’université. Dans une dizaine d’années, pour éviter la tricherie, il n’y aura plus d’examens écrits ou de dissertations ; il n’y aura que des examens oraux devant un robot conversationnel spécialisé dans un domaine d’étude précis, capable d’évaluer les performances des élèves du secondaire, des étudiants du collégial et de l’université, de façon formative ou sommative. » C’est moi qui souligne.
Voilà qui est bien dit et qui nous ouvre des perspectives « inouïes » sur l’avenir de notre système d’éducation. La robotisation des relations humaines, l’automatisation de toutes les tâches quotidiennes « ingrates » et dévalorisantes, le recours à l’IA pour la planification gouvernementale de l’économie, des programmes sociaux, du système de santé, pour la prédictibilité des actes criminels, jusqu’à la rédaction d’articles de journaux, nous n’aurons bientôt plus rien à faire sauf à dialoguer joyeusement avec : «  [...] Gemini, un robot conversationnel, […] [Ainsi...] Imaginez la richesse des conversations qu’un jeune ado pourrait avoir en toute confidentialité avec Gemini ! » (!) C’est moi qui souligne.

Au moment de l’industrialisation massive de l’Europe, au dix-neuvième siècle, sous l’égide du capitalisme marchand, Marx avait observé un phénomène (qu’on pourrait qualifier de « psycho-social ») en lien direct avec ce nouvel ordre économique, à savoir la « fétichisation » de la marchandise qui atteindra son paroxysme au vingtième siècle, après la deuxième guerre mondiale, avec l’avènement de la société de consommation, servant d’exutoire à la surproduction capitaliste et qui nous a mené droit vers le précipice devant lequel nous nous trouvons aujourd’hui avec la crise environnementale, largement tributaire de ce mode de production/consommation énergivore et auto-destructeur. Depuis la révolution informatique qui s’est enclenchée en Occident dans les années 1980, suivie par l’arrivée d’Internet, du numérique, de l’Intelligence artificielle, nous avons franchi une nouvelle étape dans le processus d’aliénation face à la chose désirée, voulue, mythifiée et finalement consommée : le « fétiche » (produit d’une névrose obsessionnelle, bien connue des ethnologues, anthropologues et psychanalystes, dont l’origine remonte loin dans notre histoire commune). Tout comme le porte-bonheur (la médaille, le bracelet, l’amulette, le gris-gris) que l’on traîne avec soi comme protection contre les aléas de l’existence, le fétiche est affublé de propriétés « magiques », « symboliques », voire « mystiques » qu’il n’a pas au départ mais qu’on lui attribue par besoin de transcender les simples règles, parfois absurdes, brutales et arbitraires de la société, de la nature, de l’univers.

Il faut reconnaître le fait que la dimension plus ou moins grande de la portée « symbolique » du fétiche est directement proportionnelle à sa capacité de créer un sentiment de contrôle, de puissance, de liberté qui repousse toujours plus loin les limites spatio-temporelles qui encadrent la vie de tous les jours. Or, les technologies de pointe (dont le cellulaire est l’un des spécimen les plus accomplis) ont pour effet d’intensifier cette impression de distance (voire de déconnexion) avec la réalité (prosaïque, banale, ordinaire), de nourrir l’illusion d’une possible satisfaction ininterrompue de nos désirs, d’une possible volonté de vivre éternelle, d’une possible totalisation de notre être et de notre existence. D’où la panique ressentie à l’idée d’être dépossédé de ce prolongement du cerveau perçu, dorénavant, comme absolument essentiel au bon fonctionnement de tout un chacun, qu’il soit à l’école, au travail, au café, au restaurant, avec des amis, des parents, en vacances, etc.

Autre (et dernier) parallèle : la crise climatique. Il est possible d’envisager (et même de prédire, étant donné la passivité avec laquelle nous intervenons en amont du problème) un futur dans lequel il n’y aura presque plus de forêt, où l’air sera de plus en plus difficile à respirer, l’eau douce de plus en plus difficile d’accès, les canicules de l’été tellement insupportables qu’elles nous obligeront à passer nos vacances enfermés dans nos maisons « hyper-climatisées », où le niveau des océans aura tellement monté que des lieux comme les Pays-Bas ne seront plus habitables, des sites touristiques comme Venise en Italie, confrontés à de telles érosions que ses structures urbaines ancestrales ne tiendront plus le coup et, plus près de nous, qu’il sera dangereux de rouler sur la 132 le long de la vallée du Saint-Laurent à cause des nombreux éboulis provoqués par un fleuve devenu trop imprévisible.

Malgré ce scénario « catastrophe » (très plausible, comme nous le disions), il est possible du même coup d’imaginer une humanité, appuyée sur son instinct de survie, continuant à vivre de cette manière pendant encore longtemps, en attendant que l’anthropocène finisse son œuvre mortifère. De même, nous pouvons aussi nous résigner à l’envahissement de notre quotidien par la technologie, devenue de plus en plus omniprésente, addictive, aliénante tellement les exigences perpétuelles de renouvellement de la flotte de gadgets, rendu nécessaire pour doper la croissance économique, elle-même dépendante d’un processus sans fin d’innovation, appartiendront au sens commun et seront élevées au rang de biens de premières nécessités, autant sinon encore plus essentiels que ceux nous permettant de nous nourrir, nous abriter, nous reproduire. Tout comme notre rapport à l’environnement, celui à la technique n’est pas déterminé d’avance par un soi-disant besoin incompressible d’avoir toujours plus, toujours mieux, d’être toujours plus performant, d’avoir une maîtrise toujours plus grande sur tout ce qui nous entoure. C’est ce prométhéisme qui menace notre intégrité, à la fois physiologique et psychologique...

Mario Charland
Shawinigan

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