Édition du 26 mars 2024

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Charte des valeurs québécoises

Le gouvernement Marois, la laïcité identitaire et les « valeurs québécoises »

Le Ministre Bernard Drainville a annoncé le 22 mai que le projet de Charte de la laïcité, une promesse électorale de son parti, allait se transformer en Charte des valeurs québécoises et faire l’objet d’un projet de loi cet automne. Quel est le sens de ce tournant dans la rhétorique gouvernementale ? Comment la gauche devrait-elle y réagir ?

jeudi 13 juin 2013 - tiré du Blog de Benoit Renaud
http://leblogueursolidaire.blogspot.ca/2013/06/le-gouvernement-marois-la-laicite.html

Cette nouvelle manœuvre, visant à élargir le front (identitaire) dans l’espoir de gagner du terrain (électoral) est complexe et risquée. À nous d’en tirer avantage pour faire une percée en faveur du pluralisme et des droits de la personne, et en finir une fois pour toutes avec le projet au mieux inutile et potentiellement liberticide de Charte de la laïcité en réaffirmant des « valeurs québécoises » comme le respect de la différence, la convergence interculturelle et la solidarité contre la discrimination et l’oppression.

Comme l’a bien démontré le rapport de la Commission Bouchard-Taylor, il n’y a pas de crise au Québec dans les rapports entre différentes communautés de croyance, sauf dans la tête des xénophobes, dans les discours des démagogues de droite qui nourrissent cette xénophobie pour se faire du capital politique et dans la couverture malhonnête de certains médias sensationnalistes. Lorsque des crises médiatiques éclatent, c’est parce que certaines personnes prennent de mauvaises décisions fondées sur l’ignorance, les préjugés, la xénophobie ou la négligence de certains droits. On l’a vu récemment avec la décision de la Fédération québécoise de soccer excluant les garçons Sikh portant des turbans. Il n’y avait pas de problème avant que ces quelques personnes décident d’en créer un de toutes pièces.

La solution à ces petits problèmes divers n’est pas de créer une nouvelle loi plaçant une définition assimilatrice et antireligieuse de la laïcité (contraire à l’esprit et à l’histoire de cette idée de gauche) au-dessus des droits des personnes et des minorités. Il convient plutôt de s’engager fermement dans la défense des droits des minorités religieuses face aux discriminations et à l’exclusion, dans un esprit d’intégration. Il est également pertinent d’améliorer la formation des administratrices et administrateurs de services publics afin de prévenir les incidents dont nos médias sensationnalistes et nos démagogues nationalistes de droite raffolent.

La laïcité : valeur suprême ?

On peut se demander ce que le PQ entend par « valeurs québécoises ». Des valeurs ayant été inventées au Québec avant de se diffuser ailleurs dans le monde ? Des valeurs qu’on ne retrouve qu’au Québec ? Des valeurs qui ont toujours été partagées par la population du Québec de la Nouvelle-France à nos jours ? … Il faudrait être clairs et faire porter le débat sur les valeurs que la société québécoise décide d’adopter collectivement et démocratiquement, maintenant et pour la suite des choses.

Quelles sont ces valeurs ? Peut-on en identifier qui soient plus fondamentales et plus essentielles que d’autres ? Dans quelle mesure pouvons-nous accepter que tout le monde au Québec ne partage pas les mêmes valeurs ?

Un tel débat pourrait être intéressant, quoi que difficilement porteur de lois et de règlements. Mais en fait, le but du gouvernement n’est pas vraiment d’approfondir le débat mais plutôt de développer une nouvelle stratégie pour en tirer le maximum d’avantage dans le contexte de leur perte de popularité, conséquence logique de leur gouvernance néolibérale. Comme d’autres gouvernements occidentaux aux abois avant lui (on pense à Sarkozy en France), le régime Marois se prépare à rallier une partie de la population autour de la panique xénophobe, déguisée en combat pour la laïcité et/ou pour l’identité nationale.

Il y a à la fois des éléments de recul et d’offensive dans ce nouveau positionnement. Un recul d’une part parce qu’on dilue l’enjeu de la laïcité tel que le comprennent les nationalistes ethniques et les anticléricaux (deux groupes différents mais qui se rejoignent parfois…). Leur revendication d’une Charte de la laïcité vise à écarter la politique d’intégration interculturelle adoptée par le Québec depuis les années au gouvernement de Gérald Godin[i] pour la remplacer par une nouvelle politique d’assimilation demandant aux minorités de se rendre invisibles. Cette politique assimilatrice a logiquement comme conséquence de justifier la discrimination et la marginalisation pour les personnes qui refuseraient de se fondre dans le modèle déterminé par la majorité.

Le repli stratégique vers les « valeurs » en général est à la fois une concession à ceux et celles qui rejettent la laïcité par attachement pour l’héritage catholique du Québec (comme le maire de Saguenay) et une conséquence logique de la dérive identitaire de l’idée laïque elle-même, de plus en plus instrumentalisée en vue de marginaliser les minorités, ce qui est contraire à son sens historique.[ii]

Mais soulever la question des « valeurs québécoises » en général ouvre la porte à la reconnaissance de valeurs plus importantes que celle de la laïcité. Celle-ci ne devrait en fait être qu’un moyen d’atteindre l’égalité, la liberté et la solidarité : l’égalité parmi les membres de la société indépendamment de leurs convictions spirituelles et philosophiques, la liberté pour chaque personne de croire ou de ne pas croire et de se construire une vision du monde, la solidarité avec les minorités philosophiques (athées) ou religieuses (Juifs, Musulmans…) face à la persécution ou au simple mépris de la majorité. Réexaminer ainsi le projet laïc à la lumière de valeurs plus fondamentales permettrait de combattre sa dérive identitaire et de consolider une vision interculturelle de la nation québécoise en construction.

Mais pour les dirigeants du Parti québécois, toujours incapables de relancer la lutte pour la souveraineté du Québec, ayant prouvé une fois de plus leur servilité face aux multinationales pétrolières et minières et plus généralement face aux intérêts du capital transnational (notamment par leur appui au libre-échange avec l’Europe), il s’agit de se bâtir une nouvelle source de crédibilité nationaliste. Comme la lutte contre les puissants n’est plus à leur ordre du jour, pourquoi ne pas se lancer dans une opération visant à écraser davantage des personnes déjà marginalisées ? On ne s’est pas gêné pour le faire dans le cas des bénéficiaires de l’aide sociale, alors pourquoi ne pas s’attaquer aussi aux « ethnies » ?

Un des problèmes avec cette vision des choses est que la prémisse affirmant que les immigrantes et immigrants, notamment ceux et celles qui adhèrent à la religion musulmane, auraient des valeurs sensiblement différentes de celles de la majorité canadienne-française est un mythe pur et simple. [iii] En fait, les valeurs des adhérents à diverses religions minoritaires sont étrangement similaires à celles de la moyenne des catholiques. Sans parler des personnes qui viennent au Québec précisément pour échapper à des régimes politiques conservateurs et autoritaires ou des membres de groupes minoritaires déjà bien enracinés. Mêler la question de l’appartenance religieuse et de la laïcité avec celle des valeurs est donc au mieux un enfonçage de portes ouvertes et au pire une opération visant à nourrir les préjugés face aux minorités.

L’interdiction des signes religieux contre la laïcité

On sait pour l’avoir vécu à Québec solidaire et ailleurs que le nœud du débat, sa dimension pratique la plus importante, sera encore une fois la question du port de signes d’appartenance religieuse (ou culturelle) par les travailleuses et travailleurs des services publics (pour commencer).

Affirmons d’abord qu’il n’existe nulle part dans les traditions de droit celui de ne pas connaître la religion des autres. C’est une invention de philosophes français anticléricaux et/ou islamophobes.[iv] Être simplement informé de la religion d’une autre personne n’est aucunement une atteinte à ma propre liberté de croire ou de ne pas croire ou une attaque contre la laïcité des institutions. Et l’idée que seul le port de signes visibles permet de connaitre la religion des autres n’a aucun sens.

Si on reconnaissait un tel droit, jusqu’où devrions-nous aller pour le faire respecter ? Nous n’avons qu’à penser aux dérives françaises récentes (interdiction du foulard pour les mères d’élèves dans les sorties scolaires, ou pour des travailleuses dans le secteur privé, etc.) pour en avoir une idée.

Imaginez qu’un homme d’origine jamaïcaine porte des cheveux en « dreds » comme Bob Marley. Je pourrais en conclure qu’il adhère à la religion rasta. Par conséquent, s’il appliquait pour un emploi d’enseignant, je pourrais exiger qu’il se coupe les cheveux. Ce faisant, je lui interdirais d’afficher son identification avec ses ancêtres esclaves et africains et leurs luttes. Est-ce que cette décision serait progressiste ?

Aussi, notre réflexion devrait être fondée sur une analyse du contexte. Il n’y a pas de discrimination systémique contre les Athées ou les Chrétiens dans notre société. Mais il y en a contre les Arabes, les Musulmans, les Africains, etc.[v] Interdire les signes religieux en général a l’air équitable à première vue, mais dans les faits, on cible les religions minoritaires, ce qui a pour effet de nourrir les préjugés.

Par ailleurs, une loi interdisant le port de signes religieux serait probablement renversée par les tribunaux sur la base de la Charte québécoise des droits et libertés (ou de la Charte canadienne). D’ailleurs, certains auteurs qui sont pour la prohibition de ces signes reconnaissent le problème. C’est en fait de là que vient la mauvaise idée d’une Charte de la laïcité. Il s’agit de mettre des principes dits laïques (en fait antireligieux, ce qui est très différent) au-dessus des droits de la personne pour se soustraire aux jugements éventuels. La dernière chose à faire dans cette situation serait de faire pression sur le PQ pour qu’ils ramènent la discussion vers une Charte de la laïcité. Il faut au contraire profiter du flou sémantique introduit par l’invocation des « valeurs » pour renverser cette tendance.

Si le PQ veut ramener cette question cet automne, c’est dans le contexte de son incapacité à renouveler la stratégie du mouvement indépendantiste et de la perte de popularité du gouvernement à cause de ses politiques néolibérales. Quel est alors le contenu politique de leur projet sur "les valeurs québécoises" ? C’est un repli identitaire sur le NOUS à la Parizeau, NOUS les sécularisés[vi], NOUS qui ne portons pas de vêtements bizarres, sexistes, etc. contre EUX et leurs coutumes, leurs habitudes, leurs croyances. Si QS (et la gauche en général) ne se place pas en opposition drastique contre cette dérive populiste de droite digne de Mario Dumont, nous serons collectivement complices d’une tendance à la caricature des minorités, laquelle justifie toutes les discriminations. Ce serait indigne d’une gauche internationaliste et opposée à toutes les formes d’oppression.


[i] Ministre des communautés culturelles et de l’immigration au début des années 1980

[ii] En France, à l’époque des révolutions démocratiques, il s’agissait de défendre l’égalité des droits pour les citoyens (pas encore les citoyennes…) protestants, juifs ou agnostiques face à la domination de l’Église catholique, largement majoritaire.

[iii] Paul Eid, La ferveur religieuse et les demandes d’accommodement religieux, une comparaison intergroupe, dans Appartenances religieuses, Appartenances citoyenne, un équilibre en tension, Eid, Bosset, Milot & Legros Dir. , Presses de l’Université Laval, 2009.

[iv] On pense à Catherine Kintzler et à Henri Pena-Ruiz, en particulier.

[v] http://www.radio-canada.ca/nouvelles/Economie/2012/05/29/008-etude-discrimination-embauche-montreal.shtml

[vi] Une personne ne peut pas personnifier la laïcité, une distinction à faire, la laïcité est un terrain neutre, pas une vision du monde spécifique. La laïcisation est une évolution des institutions, la sécularisation affecte la société civile.

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