Édition du 6 juin 2023

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

États-Unis

Les médias se sont trompés. Le vote record des Latinos.as a aidé J. Biden et celui de l’électorat blanc lui a fait défaut

C’est pour cela que des membres de ce parti qui ne peuvent le sentir votent quand même pour lui : il met en place les politiques qui, selon ces membres, sont celles qui vont bénéficier au pays ; que ce soit la dérégulation, sur la crise climatique ou l’immigration et tant d’autres. Il a installé les politiques fiscales que l’establishment conservateur républicain réclamait. C’est exactement ce qu’il fait avec sa manière personnelle corrompue et cupide. Difficile de lui rentrer dedans après cela.

Juan González, democracynow.org 5 novembre 2020
Traduction, Alexandra Cyr

Introduction

Amy Goodman : Le candidat (démocrate) à la présidence, Joe Biden se rapproche de la victoire. Les médias lui prédisent le succès dans deux États clés du Midwest : le Wisconsin et le Michigan. Selon Associated Press, il a déjà acquis 264 votes des grands électeurs. Le nombre nécessaire de 270 sera conforté lorsque les résultats encore incertains dans quatre États (Nevada, Géorgie, la Caroline du nord et la Pennsylvanie) seront définitivement attribués. Joe Biden a brièvement pris la parole mercredi : «  En ce moment, après une longue nuit de dépouillement, il est clair que nous gagnons dans suffisamment d’États pour atteindre les 270 votes de grands électeurs pour gagner la présidence. Mais je ne déclare pas victoire. Je suis ici pour vous informer que quand ces décomptes se termineront, nous croyons que nous serons victorieux  ». Mercredi, D. Trump a fait de multiples fausses déclarations suggérant surtout que les Démocrates lui volaient l’élection. Un moment donné, sur Twitter, il a écrit qu’il gagnait la Pennsylvanie, la Géorgie la Caroline du nord et le Michigan alors que le décompte des bulletins de vote se poursuivait. Son équipe de campagne a déposé des recours devant les tribunaux en Pennsylvanie, au Michigan et en Géorgie et exigé un recomptage au Wisconsin. Le gouverneur de la Pennsylvanie, Tom Wolf, a critiqué ces recours : « Cet après-midi, l’équipe de campagne du D. Trump a déposé un recours devant le tribunal pour faire cesser le dépouillement des bulletins de vote en Pennsylvanie. Ce n’est pas correct, cela va à l’encontre des principes de base de la démocratie ».
Pour creuser la signification de cette élection historique, nous nous tournons vers le collaborateur de Democracy Now, Juan Ganzález qui a examiné de très près, qui votait. Il nous parle depuis New Brunswick au New Jersey où il enseigne à l’Université Rutgers.

Juan, ce qui se passe dans ce pays en ce moment est renversant. Il est question d’un nombre record d’électeurs.trices, on parle de 150 millions de personnes. Pouvez-vous nous parler de la démographie de cette population ? Ces derniers jours, avant le 3 novembre, il était surtout question de ce que les Afro Américains.es et les Latinos.as n’allaient pas voter pour J. Biden à la hauteur de ce qu’on pensait auparavant. Mais cela s’avère faux. Pouvez-vous nous expliquer cela ?

Juan González : Bien sûr, Amy. Je me suis un peu éloigné des chiffres pour me concentrer sur le sens de cette élection. Ce discours concernant les Latinos.as et qui prétend que les AfroAméricains.es se sont éloigné de J. Biden et du Parti démocrate est faux. Comme vous l’avez dit, c’est un nombre record d’électeurs.trices qui a voté. On parle d’environ 158, 159 millions de personnes, probablement proche de 160 millions. Les gens de couleur, surtout les Latinos.as ont voté en plus grand nombre que celui auquel on s’attendait. Par ailleurs l’électorat blanc a été à peine plus nombreux que lors de l’élection de 2016 et une quantité importante, dont les femmes blanches, ont voté en plus grand nombre pour D. Trump comparativement à 2016. Comment donc se fait-il qu’aucun.e expert.e ne se penche sur ce fait ?

Permettez que je sois un peu plus précis. Il semble qu’en certains endroits du pays, le vote latino en faveur de D. Trump ait augmenté, spécialement dans la vallée du Rio Grande au Texas et dans le comté de Miami Dade. Ce sont deux secteurs où le vote latino est toujours plus conservateur. Même si le sud du Texas est largement démocrate, il y a toujours eu là un bastion conservateur. Mais, mon analyse des données pour tout le pays révèle un tout autre portrait.

Je travaille à partir des résultats des sondages de sortie des urnes, soit le sondage national Edison. Il a été critiqué dans le passé parce qu’il ne donne pas une image correcte ou valide des nombres concernant la communauté latine. Mais c’est encore le plus vaste sondage que nous ayons d’ici à ce que des recherches plus scientifiques soient faites dans quelques mois ou une année.

D’abord, cette affluence est historique. Si nous comparons le chiffre de 159 millions avec celui de 2016, soit 136 millions, nous parlons d’une augmentation de 23 millions d’électeurs.trices. C’est une hausse phénoménale. Qui sont ces 23 millions de personnes et d’où viennent-elles ? J’ai un tableau qui montre, selon ces sondages, qu’il s’agit de 13% de Latinos.as, soit 20,6 millions des électeurs.trices de cette année. C’est une augmentation incroyable de 65% par rapport à 2016 alors que cette population avait déjà voté à un niveau jamais atteint, soit à 12,6%. Pour la première fois dans l’histoire américaine, les électeurs.trices latinos.as qui n’avaient jamais représenté plus de 50% de leur électorat total, étant toujours autour de 45% et 46%, représentent cette année les deux tiers de cet électorat. Huit millions de plus ont participé à l’élection par rapport à la dernière.

Ensuite on trouve les Américains.es d’origine asiatique qui se sont présenté aux urnes en nombre record, 3,6 millions de plus qu’en 2016. On observe aussi une augmentation parmi les Afro Américains.es qui sont passé de 17,1 millions en 2016 à 19 millions cette année, soit 1,9 millions d’augmentation. Ce n’est peut-être pas l’augmentation à laquelle on aurait pu s’attendre après les manifestations massives réclamant la justice raciale et la candidature exceptionnelle de la colistière de J. Biden, Kamala Harris. Mais ça reste une augmentation.

L’électorat blanc qui est le plus important en nombre diminue en proportion. En 2016, il était composé de 100 millions de personnes. Cette année 103 millions de ces personnes se sont présenté aux urnes. Une petite augmentation de 2,7 millions d’électeurs.trices blancs.ches dans tout le pays.

On comprend donc que le gros de l’augmentation de la participation au vote se trouve chez les gens de couleur et particulièrement chez les Latinos.as. On entend dire : « Mais il y a aussi une légère augmentation du vote de couleur en faveur de D. Trump ». Ce ne sont pas les pourcentages qui font une élection, ce sont les bulletins déposés. C’est ce qu’il faut comprendre. Est-ce qu’il vaut mieux avoir 70% de 12 millions de votes ou 68% de 20 millions ? L’augmentation est énorme mais les pourcentages n’ont pas beaucoup bougé. Il y a eu une importante augmentation du vote de la population de couleur en faveur de J. Biden et du Parti démocrate.

Pourquoi donc ? Je pense que cela s’explique par les quatre années de politique républicaine qui les a réduit au statut de boucs émissaires, d’attaques contre les Latinos.as depuis la désastreuses réponses de l’administration Trump après l’ouragan Maria à Porto Rico, la séparation des familles immigrantes (à la frontière sud) et la terrible politique de D. Trump envers la COVID-19. Cela explique le vote en faveur de J. Biden en Arizona, au Nevada et au Colorado. On voit donc maintenant une nouvelle « Ceinture brune », un bloc électoral qui se développe dans les sud-ouest comprenant l’Arizona, le Nevada, le Colorado, le Nouveau Mexique et bientôt le Texas.

C’est donc l’électorat blanc qui se réduit proportionnellement dans cette élection ; il est passé de 71% à 65% de l’électorat total. Et son vote est allé en plus grande proportion à D. Trump que par exemple lors de l’élection de 2016 ou encore celle où John McCain était sur les rangs en 2008. Et c’est encore plus vrai pour les femmes. Comment se fait-il qu’après toutes les allégations d’agressions sexuelles qu’on lui ait accolées, le dénigrement constant qu’il leur ait fait subir et ses politiques de séparation des familles, les femmes blanches aient augmenté la proportion de leur vote en sa faveur ? Comment cela s’explique-t-il ? Les commentateurs.trices ne s’intéressent pas le moins du monde à ce qui anime les femmes blanches américaines et à la population blanche de ce pays. Pourquoi donc ? Malheureusement, il me semble, à l’examen des données, qu’il n’y ait pas de division de genre ici. Il existe une division raciale et de genre puisque les femmes de couleur votent massivement pour le Parti démocrate contrairement aux électrices blanches. Je pense qu’il faut analyser ce fait plus à fond.

Finalement, je pense que les États-Unis, premier pouvoir impérialiste du monde qui ne subit pas de réelle compétition (à ce titre), qu’aucun adversaire ne menace réellement puisque seule la Chine peut lui faire compétition sur le plan commercial, se dirige de plus en plus vers un nouvel arrangement de la représentation de sa population ; le Parti républicain devient le parti de la population blanche alors que le Parti démocrate devient celui de la nouvelle majorité multiraciale américaine. C’est la leçon que je tire du résultat des élections actuelles peu importe qui gagnera, ce qui arrivera au Sénat et au Congrès. Ce sont des tendances qui se révèlent dans l’électorat et qui mettent en lumière une division raciale profonde entre les deux Partis et les populations qu’ils représentent.

A.G. : (…) Juan peut-être pouvez-vous nous en dire plus sur les discours qui se sont développé après 2016, sur la désinformation qui se poursuit toujours par exemple celui qui veut que la moitié des femmes blanches aient voté pour D. Trump en 2016. Vous démolissez tout ça.

J.G. : Aujourd’hui, les sondages aux sorties des urnes (…..) la dernière fois ils ne tenaient presque pas compte du vote des femmes. Plus tard, après l’élection de 2016, le Pew Center et d’autres groupes ont poussé plus à fond leurs études. Il en ressort que les femmes blanches avaient voté quasi à égalité pour D. Trump et H. Clinton. Je pense que c’était à 47-48%. Les tiers partis, présents lors de cette élection, ont aussi capté une partie du vote de ces électrices.

Cette année, une claire majorité d’électrices blanches se révèle en faveur de D. Trump. Je n’ai rencontré aucune réelle analyse de ce phénomène et aucune question de la part des commentateurs.trices politiques à ce sujet alors que les femmes de couleur n’ont presque pas changé d’orientation politique. Je suis convaincu qu’il faut creuser l’analyse de cette situation.

Si on s’arrête sur les tendance historiques du vote Latinos.as, il faut remonter à G.Bush pour voir le Parti républicain attirer 40% de ces électeurs.trices. En 1980, R. Reagan en avait obtenu à peu près autant. Mais à ce moment-là, cela représentait une beaucoup plus petite portion du vote total. Aujourd’hui c’est beaucoup plus. Donc si les candidats.es obtiennent 28-29% ou 30% de ce vote, ça ne représente pas un changement important. Lorsqu’on atteint les 35-40% du vote latino, cela révèle qu’un changement est en marche dans cette communauté.

Historiquement, les Républicains.es ont obtenu environ de 25% à 35% du vote latino. Il faut se rappeler que cette communauté est très disparate. On y trouve plusieurs nationalités d’origine. Et avec l’immigration, elle est en constant changement. Les gens disent : « La Floride du sud vote pour Trump ». La Floride du sud n’est plus celle qu’elle était il y a 10 ans. Elle est devenue la base de la population latine conservatrice qu’elle soit originaire du Nicaragua, de Colombie, et de plus en plus du Venezuela et bien sûr, la vieille communauté d’origine cubaine s’y trouve toujours. C’est une zone de refuge pour les gens fuyant les révolutions socialistes qui se sont développées en Amérique latine. Donc il n’est pas surprenant qu’on y vote de plus en plus conservateur. Ce n’est pas du tout une surprise, si ce n’est pour ceux et celles qui ne prêtent pas attention à l’évolution dynamique des communautés latines au pays.

Je pense que les endroits clés dans cette dynamique sont au Wisconsin, en Pennsylvanie, et ailleurs dans le Midwest comme en Arizona au Nevada ou se trouve l’essentiel de la communauté latine et bien sûr au Texas.

A.G. : Je veux vous entendre à propos des Amérindiens.nes de notre pays. J’ai communiqué avec quelqu’un de la tribu Sioux de Standing Rock hier. Ils ne parlent que de ce qui se passe au Wisconsin à leur sujet ; grosse histoire. Quoique ce soit difficile à suivre, à cause de leur identification démographique qui n’est pas traitée partout de la même façon ? Est-ce vrai ?

J.G. : Je pense que le vote autochtone a sûrement joué un rôle important non seulement au Wisconsin mais aussi au Montana et en Arizona où il a accompagné le vote latino. On parle du comté de Maricopa qui a été central à ce qui arrive dans cet État. Il comprend 31% de population latine. C’est le comté le plus populeux donc une très grande part du vote (de l’État) s’y trouve. Spécialement en Arizona, mais dans d’autres États, le vote autochtone joue un rôle fondamental. Mais pour connaitre les données exactes, il faudra du temps parce que les échantillons que les sondeurs utilisent sont si petits qu’il va falloir creuser beaucoup plus pour avoir des résultats corrects.

Nermeen Shaikh : Comme vous le dites, Juan, il est surprenant de constater que les femmes blanches aient voté en plus grand nombre pour D.Trump qu’elles ne l’avaient fait en 2016 alors qu’il avait recueilli de 60,000 à 68,000 des votes totaux. Mais après toutes ses attaques contre toutes elles, spécialement les noires, celles d’origine asiatique et de langue espagnole, on aurait pu s’attendre à ce que personne ne vote pour lui ; surtout pas à une augmentation même la plus minime.

J.G. : Oui, je suis d’accord avec vous. L’enjeu me semble-t-il est de comprendre (….) c’est pourquoi je soulève la question de la nature de l’impérialisme américain. Je pense que nous ne devons pas sous-estimer la réalité ; après tout chacun.e savait pourquoi il allait voter cette année. Il y avait très peu d’indécis.es. Je pense qu’il y a encore de réponses à trouver. Encore une fois les maisons de sondages se sont tellement trompé. La plupart donnaient à Biden entre 50% et 52% des voix exprimées ce qu’il obtient à peu près finalement mais le vote en faveur de D. Trump a été grossièrement sous-estimé. Je pense que nous devons en comprendre plus ; ces sondages sont largement suspects et ne sont pas fiables.

Je pense que malheureusement, une portion significative du peuple américain, y compris parmi les AfroAméricains.es, Latinos.as et les autres, sont tout-à-fait heureux de ce que les États-Unis soient le premier pouvoir impérial du monde et à un degré ou un autre croient qu’ils font partie de la perpétuation du chauvinisme national et de son expansion intimidante dans le monde. Donc, si J. Biden gagne, le vote de cette année signifie aussi que beaucoup de nos concitoyens.nes sont parfaitement contents.es de l’État voyou qui est le nôtre, où on tient la dragée haute aux autres pays et insistent pour soutenir « nos intérêts avant tout ». Il y a un mouvement chauviniste aux États-Unis qui est convaincu que l’autoritarisme est la voie à suivre. Je ne cesse de répéter cela depuis des années.

Il ne faut pas le sous-estimer et espérons que les progressistes vont tenter de s’organiser en comprenant cela. C’est un travail qu’il faut faire que ce soit parmi la population blanche ou parmi certaines communautés blanches. Parce que c’est une population qui se dirige de plus en plus vers le chauvinisme national et la vision de la suprématie blanche. Je ne crois qu’on puisse balayer cela sous le tapis comme si ça ne se passait pas, parce que c’est réel. Et je pense que c’est une leçon majeure de cette élection qui explique pourquoi cet électorat s’est encore plus tourné vers D. Trump cette année qu’en 2016.

N.S. : Juan, à l’heure où se parle, quatre millions d’électeurs.trices de plus ont voté pour D. Trump qu’en 2016. À ce moment-là, il y avait un consensus quasi-total sur le fait que c’était une aberration, c’est-à-dire que c’était à la marge du Parti républicain, de ce qu’il était, de ce qu’il défendait. On ne peut plus dire cela maintenant.

J.G. : Exact. Je pense qu’il est une aberration de par ses conduites personnelles et par la manière qu’il occupe sa fonction. Mais il ne l’est pas de par les politiques qu’il met en place. Elles sont pour ainsi dire en cheville avec les politiques conservatrices du Parti républicain, celles qu’il a développées depuis des décennies. C’est pour cela que des membres de ce parti qui ne peuvent le sentir votent quand même pour lui : il met en place les politiques qui, selon ces membres, sont celles qui vont bénéficier au pays ; que ce soit la dérégulation, sur la crise climatique ou l’immigration et tant d’autres. Il a installé les politiques fiscales que l’establishment conservateur républicain réclamait. C’est exactement ce qu’il fait avec sa manière personnelle corrompue et cupide. Difficile de lui rentrer dedans après cela.

Juan Gonzalez

Journaliste à Democracy Now

Democracynow.org

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