Au cours de nos échanges privés, tu m’as parlé de l’obligation morale de choisir son camp ― Denise Bombardier et d’autres chroniqueurs tels Christian Rioux appartenant au mauvais côté des choses, c’est entendu. Je ne sais pas si j’en ai la légitimité morale et intellectuelle, mais je voudrais sincèrement que mon camp se trouve dans le courage des libre-penseurs de l’islam et sur l’islam ― que la gauche inclusive persiste à ignorer. Ce qui n’interdit justement pas de penser différemment les mêmes problèmes ou d’être en désaccord sur d’autres. Voilà ce qui constitue à mes yeux la véritable pluralité sociale à la source de tout projet démocratique et qui nous sauve du manichéisme doctrinaire. Une telle vision produit l’exclusion, aggrave l’atomisation de la société, surtout quand elle brandit l’ouverture et l’altérité comme des slogans de marketing politique. L’ « autre » n’aura jamais été aussi galvaudé et instrumentalisé qu’à notre époque, qui carbure aux émancipations tous azimuts.
Je trouve d’ailleurs hautement significatif que tu termines ta lettre sur une question cruciale à propos de Québec solidaire, de son impuissance, ou de son empêchement si tu préfères, à incarner un projet de société qui répondrait à des aspirations qui sont là virtuellement, mais qui ne trouvent pas en QS le véhicule politique qu’il faut, le langage, la parole publique nécessaire pour mobiliser un pourcentage significatif de la population. Il me semble, et c’est pourquoi j’ai répondu à l’appel au courage d’Amir Khadir, que pour aller au-delà des mots comme tu le demandes, on doit d’abord avoir le courage de nommer la réalité ou, sinon la réalité, du moins les perceptions que nous en avons, qui ne sont pas moins réelles.
Pour le dire autrement et peut-être brutalement, je ne vois pas au Québec de parti politique capable de formuler un tel projet. Il existe pourtant des œuvres, des actions, des prises de parole fortes quand elles ne sont pas univoques, mais, pour l’instant, c’est plutôt la guerre de tous contre tous qui sévit. C’est ça la société qui murmure dont parle Sansal, la société qui n’arrive pas à dire ce qu’elle aurait à dire. Tu te gausses presque de la formule de Sansal que tu réduis à rien pour lui opposer les tiennes : « la peur qui rôde », un « sourd malaise collectif ». Pourquoi pas. Mais cela ne dissipe ni le murmure ni le malaise.
J’en viens souvent à penser que la gauche officielle participe de ce malaise que tu soulèves et qui impose le murmure par intimidation, rectitude politique, conformité à des opinions militantes. Ce qui confirmerait la remarque de George Orwell à l’effet que chaque fois que les conditions semblaient réunies pour instaurer une société décente, c’est la gauche officielle qui rendait la chose impossible. Cette remarque apparemment paradoxale rejoint les observations de l’écrivain noir américain James Baldwin à propos de la gauche contre-culturelle américaine, les progressistes blancs se servant du mouvement des droits civiques pour se déculpabiliser d’avoir dénoncé leurs amis à la police du maccarthisme1. Elle rejoint aussi les analyses de Pier Paolo Pasolini sur la gauche et la contre-culture des années 68-75.
Boris Cyrulnik et Boualem Sansal ne cessent de répéter dans ce dialogue que je cite trop succinctement, tu as encore raison, que pour gagner la paix, une paix pour tous, pas seulement pour un groupe de privilégiés parmi les pays privilégiés, il faut surmonter les ressentiments. Ce qui n’est pas une mince affaire : tout le monde a de bonnes raisons d’entretenir de la haine et de la peur. Il s’agit là d’une réalité psychologique et politique élémentaire, mais très difficile à prendre en compte. D’où la montée aux extrêmes que l’on constate aujourd’hui. L’hystérie collective n’est pas dénuée de plaisir, ce que les designers de la Silicon Valley comprennent fort bien.
La meilleure manière je crois de contrer les peurs irrationnelles, le ressentiment, c’est de ne pas situer l’irrationalité dans un seul camp, comme le font systématiquement les islamistes : votre peur de l’islam est irrationnelle, disent-ils. Or cette peur n’est pas toujours irrationnelle. C’est pourtant ce que présuppose la notion fallacieuse d’islamophobie : vos peurs sont irrationnelles. Alors que ce qu’il faudrait dire c’est : vous avez raison d’avoir peur et de lutter contre ce qui est mortifère dans d’islam, mais travaillons à ce que s’exprime ce qu’il y a de lumineux dans l’islam. À cet égard, la communauté musulmane du Québec a un rôle de premier plan à jouer.
Bien sûr, et tu as encore cent fois raison, il faut aussi combattre ce qui dans nos oligarchies libérales produit du malheur, de la peur, du ressentiment : une société indécente permettant l’accumulation de richesse, la concentration de pouvoir grâce à la menace permanente et grandissante de la rareté : rareté du temps, du travail, de l’argent, du sens, de la pensée, du rêve, de l’amitié, des relations sociales, du réel, etc.) Cette situation a de quoi rendre fou de rage, et on se demande comment il se fait qu’il n’y ait pas davantage de grands soulèvements, des protestations qui aboutissent. Une hypothèse qu’on peut formuler ainsi me semble assez juste : la société hédoniste de consommation, configurée de plus en plus selon les désirs et volontés du tecno capitalisme, dissout les liens traditionnels de solidarité rendant de plus en plus difficile une parole commune ; la quête angoissée de singularité chimérique dans une société de masse de plus en plus monolithique aggrave les replis sur soi et les revendications d’une langue à soi, une langue suspicieuse de ce qui relie l’individu au monde, à un immense héritage anthropologique, ce que Cornélius Castoriadis appelait des gisements culturels. Or ces gisements, comme pour les ressources naturelles, sont épuisables s’ils ne sont pas protégés par une culture, une écologie soucieuse de conserver le monde afin de le transmettre aux générations futures.
Cela dit, je ne crois pas que ce côté sombre et condamnable de l’Occident soit le seul responsable de la montée de l’islamisme. On doit également se demander pourquoi il réussit à s’y épanouir si facilement et si rapidement. Mais je crois que nous sommes d’accord sur une chose : ce n’est pas l’islamisme qui va nous émanciper du technocapitalisme mondialisé, pas plus que n’importe quel autre extrémisme religieux. Il vaudrait mieux se tourner vers le projet politique d’une société décente (des mécanismes empêchant l’accumulation éhontée de richesse et de pouvoir), pluraliste plutôt que multiculturelle ― c’est à dire folklorique, un simulacre de pluralité pour commémorations sans âme.
La première audace politique passe, je crois, par la recherche du mot juste, la politique n’étant rien d’autre que la foi en la personne et en son humanité, celle-ci ayant le langage comme fondement ― pour agir ensemble sur le monde, on doit pouvoir parler ensemble du monde. Ce qui n’a rien à voir avec un collectivisme primaire qui, par définition, interdit de parler et de penser librement.
Mon cher Pierre, je te remercie sincèrement de cet échange, de la possibilité que tu m’offres de préciser mes intuitions. J’espère qu’il en va ainsi pour toi comme pour les lecteurs et lectrices de Presse-toi à gauche.
Bien amicalement,
Gilles McMillan
7 février 2018
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