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Comment le « cartel » de la distribution alimentaire au Canada a doublé ses profits alors que les files d'attente aux banques alimentaires s’allongeaient ?

L’imposition des profits excédentaires des chaînes d’alimentation et d’autres entreprises profiteuses pourrait-elle aider à résoudre l’accès aux premières nécessités ?

10 juin 2022 | tiré de The Breach

Comment le « cartel » de l’épicerie au Canada a-t-il pu doubler ses profits alors que les lignes d’attente aux banques alimentaires augmentaient ⋆ The Breach (breachmedia.ca)

Le Stop Community Food Centre a un problème. La banque alimentaire de Toronto ne peut pas répondre au nombre croissant de personnes qui arrivent affamées à ses portes et elle a été forcée de réduire la quantité de nourriture qu’elle donne à chaque personne.

Les trois succursales du centre servent actuellement environ 400 repas par jour, soit une augmentation de 40 % par rapport à 2019. Pendant la pandémie, cela a permis aux familles de faire l’épicerie deux fois par mois, mais elles ont été forcées de changer cette pratique.

« Avec les coûts de la nourriture et l’augmentation du nombre de nouveaux clients, il est devenu de plus en plus difficile de survivre alors nous sommes maintenant de retour à une politique d’un accès une fois par mois par ménage »,
explique Maria Rio, directrice du développement et des communications de la banque alimentaire The Stop.

« Cela place les organisations devant le choix entre servir plus de personnes dans le besoin ou le maintien de nos programmes à l’avenir. »

L’inflation a durement frappé le portefeuille des Canadien-ne-s cette année.

Un récent sondage de la CBC a révélé qu’une personne sur cinq mange moins qu’elle ne le devrait en raison de la hausse des coûts des aliments, tandis que l’utilisation des banques alimentaires a grimpé en flèche.

Pour les travailleurs et travailleuses pauvres et les personnes à revenu fixe – en alors que les mesures de soutien au revenu ne sont pas indexées sur l’inflation – les hausses de prix ont forcé beaucoup à choisir entre la nourriture et le loyer.

Pendant ce temps, l’économiste David Macdonald du Centre canadien de politiques alternatives (CCPA) a constaté que les épiceries « ont enregistré un bénéfice avant impôt de 7,3 milliards de dollars en 2021 ».

C’est « plus du double de ce qu’ils amassaient l’année précédant la pandémie », dit Macdonald. « Nous voyons de plus en plus de gens se tourner vers nous pour obtenir de l’aide en raison des retombées de la COVID, de l’inflation, des logements inabordables et de la stagnation des barèemes de l’aide sociale et des salaires », explique Rio.

62 % des visiteurs de The Stop consacrent plus de la moitié de leur revenu au logement et 67 % vivent de l’aide sociale. La moitié de ce dernier groupe participe au Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées.

« Il doit y avoir des changements systémiques dans les politiques publiques qui permettraient de résoudre de manière significative les problèmes que vivent les personnes vivant dans la pauvreté », a déclaré Rio. « La pauvreté n’est pas inévitable. C’est un choix politique. Avec des factures qui s’accumulent, les dettes gonflent et des gens sont incapables de joindre les deux bouts, Toronto traverse une crise qui s’aggrave rapidement.

Relâchement des banques centrales ou profit des entreprises ?

Un débat tourne autour des fondements des pressions inflationnistes. D’un côté, le candidat à la direction du Parti conservateur, Pierre Poilievre, affirme que le problème est celui du rôle de la banque centrale. Sa campagne vise le gouverneur de la Banque du Canada, Tiff Macklem, que Poilievre promet de congédier à la lumière du fait que l’inflation sous sa direction de la Banque centrale est la plus importante depuis 30 ans.

« Justin Trudeau voulait dépenser une fortune et n’a pas pu trouver l’argent », a déclaré Poilievre dans une récente vidéo de campagne. « Il a donc demandé à la banque centrale d’imprimer de l’argent. Plus de dollars à la poursuite de moins de biens font grimper le prix de tous ces biens et rendent votre vie plus chère. « C’est pourquoi vous ne pouvez pas vous permettre de payer l’essence, ou l’épicerie ou, Dieu nous en préserve, une maison. C’est un transfert de richesse des démunis vers les nantis. »

Sur ce dernier point de Poilievre, les économistes de gauche seront d’accord : nous assistons en effet à un transfert massif des richesses des pauvres vers les riches. Mais leurs explications de la montée impétueuse de l’inflation – et de ce qu’il faut faire à ce sujet – ne pourraient pas être plus opposées.

Pour des économistes comme Jim Stanford, directeur du Centre for Future Work et chercheur syndical de longue date, la solution de Poilievre aux malheurs inflationnistes du Canada est loin d’être fondée. Répondre à la flambée de l’inflation en imposant « l’austérité monétaire et budgétaire », affirme Stanford, c’est détrousser les travailleurs au profit des entreprises.

Les hausses des taux d’intérêt réduisent généralement les investissements des entreprises, ce qui augmente le chômage et diminue la capacité des travailleurs à se battre pour des salaires plus élevés. Les coupes dans les dépenses publiques, quant à elles, affaiblissent le filet social dont dépend la classe ouvrière tout en attaquant les bons emplois du secteur public. Dans cette réponse politique de Poilievre, les gens ordinaires – et non les bénéficiaires d’une inflation élevée – sont enrôlés pour faire des sacrifices pour le « plus grand bien » de l’économie.

« Si nous achetons l’argument de droite selon lequel les travailleurs n’ont qu’à se taire et accepter une baisse de leur niveau de vie », a déclaré Stanford à The Breach, « tout ce que nous faisons est de faciliter un transfert gigantesque de richesses des travailleurs aux propriétaires des sociétés d’énergie, aux promoteurs immobiliers et aux chaînes d’épiceries qui ont réellement bénéficié de l’inflation. »

Stanford ajoute que la flambée de l’inflation depuis la mi-2021 est largement liée à la pandémie et à la réouverture ultérieure de l’économie. « Les perturbations les plus importantes ont été les perturbations de certaines chaînes d’approvisionnement mondiales, telles que les semi-conducteurs et les automobiles, les hausses des prix de l’immobilier alimentées par le crédit et le choc pétrolier qui a suivi l’invasion de l’Ukraine », dit-il.

Certains facteurs « du côté de la demande », comme l’augmentation de l’épargne des ménages, ont également ajouté une certaine pression. Mais Stanford souligne que les entreprises utilisent la panique pour augmenter leurs marges bénéficiaires « au-delà » de ce que des coûts plus élevés du gaz et de la chaîne d’approvisionnement exigeraient.

Il dit que c’est « un signe que les entreprises « profitent » des consommateurs », mais ajoute « c’est tout l’intérêt du capitalisme : les entreprises ont été inventées pour faire le plus de profit possible pour leurs propriétaires, et c’est exactement ce qu’elles font ».

Dans une récente conférence qui mettait également en vedette Stanford, l’économiste du Syndicat canadien de la fonction publique, Angella MacEwan, a soutenu que les chaînes de distribution alimentaire sont des exemples clés de cette poussée sur l’inflation.

« Les personnes à faible revenu ont de la difficulté à joindre les deux bouts avec le prix élevé des aliments, mais Loblaws a vu son bénéfice net augmenter de 40 % au cours du dernier trimestre », a-t-elle déclaré, ajoutant que « leur marge bénéficiaire a presque le doublé. Ils ont augmenté les dividendes trimestrielles distribués aux actionnaires.

Cartel canadien

Bien sûr, Loblaw n’est pas le seul à augmenter les prix. Toutes les autres grandes chaînes ont également pressuré leurs clients dans une égale mesure. La façon dont les prix ont rapidement grimpé à tous les niveaux est due à la consolidation serrée des entreprises. Loblaws, Costco, Sobeys, Metro et Walmart représentent plus de 60 % des ventes d’aliments sur le marché de détail.

« Lorsque l’un d’eux augmente les prix, cela permet aux autres de le faire aussi », a déclaré MacEwan.

Ces cinq entreprises contrôlent la majeure partie du marché dans le secteur de l’alimentaton – une situation connue en économie comme un « oligopole », ou plus précisément comme un « cartel » – qui met les grandes entreprises à l’abri de la pression concurrentielle. Dans un marché plus concurrentiel, les entreprises peuvent offrir des prix plus bas ou des salaires plus élevés.

Mais dans un marché alimentaire oligopolistique, c’est le contraire qui s’est produit. Au lieu de réduire les prix, par exemple, les chaînes d’épicerie ont collaboré pour fixer le prix du pain pendant 14 ans. Et au lieu de voir des hausses de salaire permanentes, leurs employé-e-s ont vu une réduction de 2$ l’heure de la prime de pandémie – par toutes les entreprises, et cela dans la même semaine.

Maintenant, au milieu de la poussée inflationniste, les entreprises agissent de concert pour augmenter les prix des denrées alimentaires, en utilisant des « intrants plus élevés » et des « perturbations de la chaîne d’approvisionnement » comme couverture.

Maîtriser le manque d’accès aux biens de premières nécessités

Pour le NPD fédéral, le CCPA et d’autres économistes, un impôt sur les bénéfices excédentaires pourrait être une réponse politique plus efficace à l’inflation. Historiquement, ces taxes ont été utilisées en temps de guerre pour décourager les profits de guerre. Ils ciblent les entreprises dont les bénéfices ont augmenté bien au-delà de ce qu’ils augmenteraient normalement pendant une crise, comme une guerre ou une pandémie.

Comme le NPD le propose, la taxe serait une mesure temporaire imposée à des sociétés comme les chaines de distribution alimentaires ou les sociétés de distribution énergétique. L’argent aiderait ensuite à financer des mesures redistributives, telles que des programmes sociaux, afin d’alléger le fardeau financier de la pandémie. Ce n’est pas une idée farfelue : le budget fédéral du Canada de 2021 a en fait introduit un impôt sur les bénéfices excédentaires, même modeste, sur les banques et les compagnies d’assurance.

Certains économistes plaident également en faveur d’interventions plus importantes sur le marché du travail. La négociation sectorielle et les politiques qui facilitent la syndicalisation peuvent avoir un impact durable sur les finances des travailleurs en leur rapportant une plus grande part du gâteau. Mais ces changements prendront du temps et des efforts pour se réaliser – s’ils se concrétisent – donnant aux travailleurs un peu de répit face à la flambée actuelle des prix.

Une réponse plus immédiate à l’inflation serait d’indexer tous les salaires et les soutiens aux revenus. À l’heure actuelle, l’aide sociale, déjà maigre dans la plupart des provinces, n’est indexée sur l’inflation qu’au Québec, au Nouveau-Brunswick et au Yukon.

« Les salaires peuvent et doivent être augmentés pour suivre l’inflation », a déclaré Stanford. « Cela protégerait les revenus réels des travailleurs, tandis que les véritables causes de cette inflation – les problèmes des chaîne d’approvisionnement, les prix de l’énergie, les coûts du logement – pourraient être résolues. »

Pourtant, l’inflation n’est qu’une composante de l’appauvrissement de la population : en plus de la flambée des prix de l’essence et de l’épicerie, les coûts du logement sont en hausse depuis une décennie.

Bien que ses politiques, comme la réduction des dépenses publiques et la hausse des taux d’intérêt frappent les « démunis », le programme n Poilieve ne manquera pas d’avoir un écho. Alors que d’autres politiciens ne critiquent que de manière oblique le statu quo, sa campagne s’appuie directement les frustrations palpables des gens, canalisant cette colère vers des institutions, des bureaucrates ou des politiciens spécifiques.

Le message populiste de Poilievre met la pression sur le NPD et le mouvement syndical pour qu’ils offrent une alternative comparable à son programme – non seulement pour lutter contre l’inflation, mais aussi pour lutter contre les difficultés croissantes de la vie quotidienne.

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