Édition du 30 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Économie

Travail productif en panne, travail improductif indispensable

Fuite en avant vers le capitalisme vert et une économie de guerre

Mon article « Le néolibéralisme, coincé entre des services avares de productivité et une demande insolvable de produits essentiels, fait appel au capitalisme vert » démontrait factuellement que sur la base de statistiques gonflées et d’engagements à la fois trop courts et boursouflés, le capitalisme vert réellement existant courait derrière la croissance sans la rattraper sauf pour la fausse solution des véhicules privés électriques. La combinaison des ces véhicules avec le recours tout électrique aux énergies renouvelables et au nucléaire dans un contexte de croissance, définit une nouvelle révolution industrielle. Celle-ci, loin de permettre l’atteinte des cible du GIEC-ONU, annonce une exponentielle orgie d’énergivore production de matériel tant pour la nouvelle énergie que pour les nouveaux véhicules, tous deux exigeant davantage de matériel que les anciens par unité d’énergie produite ou consommée. D’autant plus que continue le tout aussi énergivore étalement urbain et que s’ensuit l’inévitable et gargantuesque captation et/ou séquestration du carbone ou autre fantasme de géo-ingénierie.

L’article démontrait que le capitalisme n’a pas d’autre choix pour survivre que d’emprunter cette voie car l’actuel régime d’accumulation, en plus de ne pas être en mesure de contrer la crise climatique du fait de sa base énergétique d’hydrocarbures, fait face à une irrémédiable et fatale crise de productivité. D’un côté, les couches riches et moyennes, majoritaires dans les pays du vieil impérialisme, exigent d’abord des services dont l’aspect personne à personne empêchant la réification du produit, freine la hausse de productivité. De l’autre, les couches pauvres, majoritaires dans les pays dépendants y compris émergents, n’ont pas le pouvoir d’achat nécessaire pour se procurer les produits essentiels de qualité suffisante pour combler durablement leurs besoins. Illustrent ce dernier aspect de produits édulcorés ou succédanés ou abâtardis, tant le logement populaire trop petit, trop bruyant, mal climatisé, mal situé que la malbouffe de la restauration rapide aux mets préparés trop sucrés, trop gras et trop salés en passant par les bon marché vêtements jetables.

Il s’agit maintenant d’analyser cette évolution menant à un cul-de-sac rendant le capitalisme incapable de résoudre, tant les contradictions qui bloquent l’accumulation du capital impulsée par la dynamique de la compétition entre capitaux que les contradictions menant à la destruction des conditions concrètes de cette accumulation. Une compréhension des ces contradictions devrait déboucher sur des réponses soit à propos de la pérennité possible du capitalisme par la création d’un nouveau régime d’accumulation soit d’esquisser à grands traits les conditions d’un dépassement anticapitaliste. Plus essentiel peut-être, cette compréhension devrait aboutir à envisager la stratégie de sortie du capitalisme vers ce mode de production anticapitaliste qui tend à résoudre à la fois l’exploitation du prolétariat, et les nombreuses oppressions en découlant, et celle de la nature au point de faire déraper l’écosystème terrestre.

Du « travail productif » inutile au « travail improductif » indispensable des femmes

Dit autrement, l’offre capitaliste repose avant tout sur le travail productif (Ernest Mandel, Introduction to Capital, Volume 2, parties 6 et 7), c’est-à-dire créateur de plus-value source du profit. Mais ce travail est devenu non seulement majoritairement inutile par son obsolescence programmée (produits électroniques) ou par sa dangerosité (armes) ou par ses besoins manipulés (publicité) mais aussi destructeur du climat et de la biodiversité, tant par sa pollution que par sa dépendance structurelle aux hydrocarbures. À revers, la demande sociale, au fur et à mesure de la hausse du niveau de la vie, tend à requérir davantage de travail improductif mais socialement utile pour ne pas dire indispensable. Car les services envers les personnes, peu importe qu’ils soient privés ou publics, et contrairement à la plupart des services envers les entreprises qui finissent incorporés dans la marchandise produite, se réfèrent à la reproduction de la force de travail qui ne fait pas partie du cycle de reproduction du capital élargi « argent - marchandise - production - marchandise - (argent+profit) » mais qui n’en est pas moins son revers obligé.

Comme ces services aux personnes sont socialement nécessaires, mais peu propices aux gains de productivité, ils ont été historiquement laissés au secteur de la consommation des produits, non socialement reconnu par le capitalisme c’est-à-dire par le marché. Plus précisément ce travail improductif gratuit revient aux femmes au sein de la famille, leg patriarcal des modes de production précapitalistes et retenu par le capitalisme comme lieu de consommation et de socialisation, c’est-à-dire de reproduction de la force de travail. D’une part, la socialisation de la force de travail s’allongeant et se complexifiant avec le développement des forces productives, et d’autre part la lutte sociale réclamant, après le salaire familial de l’homme, le salaire social des services publics et des programme sociaux sous l’effet en particulier des luttes féministes, une partie de la reproduction de la force de travail a été socialisée comme services étatisés.

Des faux frais à minimiser par la famille patriarcale et par la réification déqualifiant les services

Ces services étant improductifs et peu propices aux gains de productivité, ils n’intéressent pas de prime abord le capital sauf à les minimiser comme faux frais. D’une part en résulte le maintien et la défense de la famille patriarcale à l’encontre de l’urbanisation-cosmopolitisme qui pousse à différents modes de vie sur la base de genres apparaissant au grand jour, lesquels doivent lutter pour être socialement reconnus. D’autre part, se voyant peinturé dans le coin par des occasions de profits qui se rarifient, le capitalisme part à l’assaut des services socialisés pour les rentabiliser. La partie facile consiste à privatiser de A à Z ceux destinés aux couches riches ou moyennes, ces dernières étant prêtes à se saigner à blanc pour s’en prévaloir soit par nécessité (santé) soit par choix idéologiquement contraints (éducation). Ici le rapport personnel ne nuit pas à la profitabilité et cannibalise peu la plus-value issue du travail productif.

Pour rendre profitable l’autre et plus importante partie, la stratégie capitaliste consiste à pourvoir ces services en faisant payer l’État pour ne pas se faire piéger par la déficience de la demande solvable des couches plus pauvres. Le capital y arrive en recourant à diverses tactiques telles sous-traitance et partenariat-public-privé (PPP). L’ultime moyen consiste cependant à tenter de réifier les services, telles la généralisation outrancière des médicaments, même pour les gens bien-portants, la prise en charge privée des procédures bien circonscrites et brèves telles les prises de sang et radiographies y compris des opérations simples, l’informatisation de cours et des apprentissages des techniques. Cette réification a cependant pour effet, en dépersonnalisant ces services, d’en amoindrir la qualité au point de créer une forte résistance populaire à leur généralisation que le capitalisme cherche à vaincre en austérisant les services publics pour obliger le recours aux services payant ou réifiés.

Le capitalisme fin de siècle sort de son impasse par le retour de l’impérialisme du début de siècle

Quand la privatisation et généralisation réificatrice adviennent, comme aux ÉU où la socialisation des services aux personnes a toujours été très partielle, s’ensuit un coût social prohibitif, sans compter une distribution fortement inégalitaire. En sort gagnant le capital qui s’empare de champs économiques en développement rapide et par là fort lucratifs. Tant la rentabilisation du capital dans les services aux personnes, capital improductif rappelons-le, que l’austérisation de ceux publics, entraînent une tendance vers le bas coût de la force de travail. Cette austérité entrave la réalisation du capital productif. En plus, la plus-value historique de ce dernier doit être la source du capital improductif des services privés aux personnes et, directement ou indirectement, de la fiscalité finançant les services publics.

Jusqu’à la grande crise de surproduction 2007-2009, le capitalisme mondial s’est tiré de ce mauvais pas par l’intégration, sous la houlette de la Finance numérisée, de la gigantesque et très bon marché force de travail est et sud-asiatique. Ce fut la mondialisation néolibérale. Le capitalisme a pu ainsi se sortir de la crise des « trente glorieuses » de la fin des années 1970 puis de maintenir un taux de profit élevé, ce qu’ont démontré les travaux de l’économiste Michel Husson. Ce capitalisme en mutation avait été à la fois celui de guerre permanente éperonnée par l’anticommunisme et celui dit providentiel en réponse à la montée révolutionnaire post- 1945. Il a mué en capitalisme néolibéral tendant vers le « capitalisme pur ». Cette mue est d’autant plus remarquable que non seulement son boursouflé capital financier, mais aussi celui commercial afin de faire face à la plus difficile réalisation du capital productif, trouvent tous deux leur source dans le capital productif, et leur plus-value comme ponction de sa plus-value.

Le capitalisme mondial, comme à la fin du XIXe siècle mais cette fois-ci en renversant les acquis de la révolution bolchevique d’Octobre, ce qu’a mis en évidence en 1989 tant le massacre de la Place Tian’anmen à Pékin que l’effondrement du mur de Berlin, a redynamisé l’impérialisme dont on ne parlait presque plus. Face aux révolutions chinoise et vietnamienne puis cubaine, celui-ci s’était vu rabaisser le caquet en reculant devant la ruée indépendantiste du « tiers- monde » surtout en Afrique et avait connu de flagrants échecs tant en Corée et en Algérie qu’au Vietnam. Mais il avait réussi à se maintenir grâce au néo-colonialisme et à une contre-offensive victorieuse en Indonésie et en Amérique du Sud et Centrale. C’est en vainquant le maoïsme à l’indonésienne et le castrisme à la bolivienne que le capitalisme mondial a pris sa revanche.

Un nouvel impérialisme chaotique plus incapable que jamais de résoudre la crise capitaliste

Ce retour de l’impérialisme, cette fois davantage sur fond d’industrialisation de pays déjà indépendants et d’une Chine profitant des acquis d’une victorieuse révolution anticapitaliste, a permis contradictoirement l’émergence de grands pays cognant aux portes du club impérialiste. C’est le cas en particulier de la Chine qui, malgré un modeste revenu national par habitant mais dotée d’une imposante et moderne force militaire et spatiale, est devenue une exportatrice mondiale de capitaux de premier ordre avec sa zone d’influence, tout en étant elle-même une récipiendaire majeure, et une participante prédominante du commerce international. À l’autre bout du spectre des pays émergents relève la tête une Russie réduite à être une exportatrice d’hydrocarbures, de céréales et d’armements mais revancharde et s’appuyant sur ses armes nucléaires. Cette dernière a tenté de reconquérir ce qu’était l’empire tsaro-stalinien et a cru, à tort, profiter d’une OTAN en panne tout en la blâmant, et qu’elle a finalement remis sur pied.

Resurgit un monde début vingtième siècle redevenant multipolaire dans un monde redevenu complètement capitaliste. Ce retour des choses à travers un siècle de barbares guerres mondiales et une bien chaude guerre froide dans les pays dépendants a abouti à une énergivore et polluante économie de guerre permanente. Ont laissé faire des peuples drogués à la consommation de masse et à la société spectacle quand ce n’est pas au clientélisme chez les plus pauvres par ailleurs bien impuissants face aux « classes moyennes », base sociale des États de moins en moins providence ou distributeurs de chiches prébendes. Ce monde chaotique plus que jamais capitaliste et jouant à la roulette russe avec ses armes de destruction massive est bien incapable de résoudre sa crise fondamentale de productivité ; et encore moins la grande crise écologique de rupture métabolique de l’humain avec la nature dont il fait partie. En a été engendrée la nouvelle période anthropocène menant tout droit à la terre-étuve.

Un cul-de-sac autoritaire envenimé par une consommation luxueuse et une production d’armes

En résulte une crispation autoritaire et militariste des États tant pour mater la dissidence interne, manifeste depuis les dit printemps de 2011 mais qui n’ont pas (encore) ouvert de brèches mettant le feu à toute la plaine, que pour se colleter une place au soleil dans ce désordre désormais sans gendarme omnipotent. La superficielle démocratie parlementaire bourgeoise, qui n’a jamais remis en question ni la primauté du despotisme du lieu de travail, ni la prééminence du droit à la propriété privée et ni mater le corrupteur pouvoir politique de l’argent, n’est plus un garant pour éviter un rejet du capitalisme. Cette démocratie étriquée tend à céder la place à des royautés sans couronnes allant jusqu’à des régimes fascisants en passant par ceux illibéraux à la démocratie parlementaire factice.

Tous ces régimes sont une autre source de gaspillage climatophobe de plus-value. La consommation luxueuse (Ernest Mandel, Introduction to Capital, Volume 2, partie 8) du 1% quand ce n’est pas du 10% s’apparente à un retour au « gilded age » du tournant du vingtième siècle. Ce gaspillage se présente surtout comme la production d’armement dont les faramineuses capitalisation et généreuses plus-values ne contribuent en rien à la reproduction matérielle de la force de travail sinon à mettre sa vie à risque.

Avec la crise du vieillissement démographique, empirée par les séquelles de la pandémie, et celle écologique avec ses extrêmes inondations et sécheresses, la pléthore militaro-sécuritaire devient une cause structurelle de l’inflation dans une situation de relatif plein emploi comme actuellement. Le remède monétariste purement conjoncturel, de la hausse des taux d’intérêt pour baisser les salaires en créant du chômage, est un remède de cheval qui risque de tuer le malade en ratant la cible des profits. Rentes, résultant d’une concentration-centralisation sans précédent du capital et profits spéculatifs facilités par la financiarisation s’en donnent à cœur joie pour tirer parti d’une offre structurellement plafonnée.

Se profile déjà à l’horizon la dystopie du capitalisme vert aux risques incalculables

Si la tendance se maintient et qu’elle n’est pas renversée par une mobilisation de masse, comme en ce moment tâchent de le faire les prolétariats et les peuples français et britannique, se prépare une stagflation structurelle porteuse d’un capitalisme vert qui rétablira la prééminence du travail productif. La base de ce capitalisme vert sera la production d’équipements d’énergie renouvelable jamais suffisante pour alimenter une flotte croissante de VUS électriques nécessitant un étalement urbain sans fin de maisons individuelles climatisées et une agro-industrie plus végétarienne au bénéfice de la classe dite moyenne.

Cette classe moyenne, possiblement réduite mondialement au 10%, sera minoritaire même dans les pays impérialistes car une portion substantielle du travail productif devra être consacrée à la géo-ingénierie et à la production d’armements, tous deux financés par l’État endetté enrichissant l’oligarchie du 1%. Quant aux services publics, la portion congrue, ils seront systématiquement austérisés sur le dos des femmes salariée ou non. Cet État sera au mieux une sécuritaire démocratie tronquée réprimant son peuple, particulièrement sa partie racisée, et se murant contre les flots de gens réfugiés tout en imposant une mondiale hiérarchie impérialiste.

Telle est la sortie de crise que le capitalisme du vingt-et-unième siècle ménage à l’humanité sans aucune garantie d’éviter, tant s’en faut, un dérapage climatique ou une guerre nucléaire dans ce monde multipolaire. On voit déjà les prémisses de ce monde se dessiner, socialement dans les États pétroliers de la Péninsule arabique avec un clivage entre peuple autochtone privilégié et un prolétariat précaire et sans droits, et politiquement et policièrement en Israël avec sa démocratie parlementaire aveugle à la majorité palestinienne du territoire qu’elle contrôle et de ce fait se fascisant.

Se pourrait-il que ce décorticage théorique du capitalisme réellement existant débouchant sur une dystopie à risque de survie de l’humanité, fournisse aussi en creux la clef stratégique de l’alternative anticapitaliste ? À voir.

Marc Bonhomme, 12 mars 2023
www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.ca

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