Édition du 25 mars 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Canada

Ils auraient dû nous écouter au sujet du libre-échange

Il y a près de 40 ans, la gauche mettait en garde contre les conséquences d’un ancrage économique du Canada aux États-Unis. L’élection de Donald Trump montre à quel point ces avertissements étaient justes.

Article publié dans rabble.ca, le 30 janvier 2025 et traduit par Ovide Bastien

C’est réconfortant mais en même temps douloureux de constater que c’est la gauche qui a mis en garde contre les dangers de l’intégration économique avec les États-Unis il y a plusieurs décennies.

En 1987, une large coalition d’organisations se formait pour lutter contre l’accord de libre-échange conclu par le Premier ministre Brian Mulroney avec les États-Unis. Conscients que l’intégration à l’économie américaine entraînerait des pertes d’emplois et une diminution de l’autonomie politique, celle-ci invitait un large éventail de groupes à se joindre à Pro-Canada, qui est devenu le Réseau Action Canada. Les syndicats, les églises, l’Assemblée des Premières Nations, le tout nouveau Conseil des Canadiens et le Comité d’action national sur le statut de la femme s’unissaient au-delà de leurs divergences pour s’opposer conjointement au libre-échange.

L’accord de libre-échange avec les États-Unis marquait le début de la mise en œuvre du néo-libéralisme au Canada. Ronald Reagan et Margaret Thatcher avaient déjà effectué ce virage aux États-Unis et en Angleterre, mais le Canada restait alors un pays plus social-démocrate. Brian Mulroney entreprenait de changer cela.

Lorsque je me suis engagée, les coprésidents étaient Maude Barlow, présidente du Conseil des Canadiens et ancienne libérale, et Tony Clarke, qui était à l’époque un cadre supérieur de la Conférence des évêques catholiques. Nous étions alors en pleine lutte pour le droit à l’avortement et nous sommes parvenus à former une coalition contre le libre-échange en même temps que nous nous battions dans les rues pour l’avortement. Il s’agissait d’une coalition extraordinairement diversifiée qui comprenait des nationalistes qui estimaient que le Canada était déjà trop dépendant des États-Unis, des syndicalistes qui s’inquiétaient surtout des pertes d’emploi dans le secteur manufacturier, des féministes qui se concentraient sur les pertes d’emploi des femmes et sur la pression à la baisse qui s’exercerait sur nos programmes sociaux, et je pense qu’il est juste de dire qu’à l’époque, aucun des groupes non autochtones n’était très au fait des questions autochtones. Les divisions entre les syndicats internationaux et nationaux étaient très profondes, mais ils parvenaient à surmonter celles-ci afin de s’unir contre le libre-échange.

Nous avons dit à l’époque - et nous avons aujourd’hui raison - que l’intégration de notre économie dans celle d’une superpuissance dix fois plus grande que la nôtre était une erreur. Dans les années 1970, l’industrie manufacturière représentait près de 25 % de notre PIB, aujourd’hui elle n’en représente plus que 10 % », me confiait récemment Maude. « Ne vous méprenez pas, les menaces tarifaires du président Donald Trump concernent en réalité les ressources du Canada, en particulier les minéraux rares et l’eau. (1)

Marjorie Cohen, une économiste féministe qui faisait partie de la commission de l’emploi du Comité national d’action sur le statut des femmes (CNA), démontrait dans sa recherche que non seulement des emplois féminins, par exemple dans l’industrie textile, seraient perdus, mais aussi que des pressions seraient exercées pour que nous réduisions nos programmes sociaux afin de nous aligner sur les États-Unis. Le CNA, la plus grande coalition féministe de l’époque, participait activement à la lutte contre le libre-échange dès le début. La Coalition contre le libre-échange de Toronto, qui a précédé l’AED, se réunissait souvent dans les bureaux du CNA à Toronto.

Il était plus facile de former une coalition à l’époque, à la fois parce qu’il y avait plus d’organisations nationales, que les syndicats étaient plus militants et que Maude Barlow était brillante pour gérer les différences à la table des négociations. Mais les différences étaient également plus importantes. L’une des plus grandes divisions était entre les syndicats du Congrès du travail du Canada, qui comprenaient de nombreux syndicats américains, comme les Travailleurs canadiens de l’automobile, qui se sont ensuite séparés du syndicat américain et sont devenus Unifor, et un mouvement syndical strictement canadien organisé par des progressistes du Québec et du Canada anglais qui ne voulaient pas faire partie des grands syndicats américains. Mais nous étions aussi un peu plus enthousiastes à l’idée de grands débats, dont beaucoup ont eu lieu mais sans jamais faire éclater la coalition. Nous étions tous opposés au libre-échange, car nous savions qu’il nous rendrait trop dépendants des États-Unis à tous les niveaux.

L’élection de 1988 est devenue l’élection du libre-échange parce que c’était de loin la question dominante. Lors du débat des chefs en 1988, John Turner, alors leader des libéraux, déclarait :

Nous avons construit un pays à l’est, à l’ouest et au nord. Nous l’avons construit sur une infrastructure qui a délibérément résisté à la pression continentale des États-Unis. Nous l’avons fait pendant 120 ans. D’un seul trait de plume, vous avez renversé cette situation, vous nous avez jetés dans l’influence nord-sud des États-Unis et vous nous réduirez, j’en suis sûr, à une colonie des États-Unis, car lorsque les leviers économiques disparaissent, l’indépendance politique s’effond aussi forcément.

Les libéraux et les néo-démocrates étant opposés au libre-échange, nous avons obtenu une majorité de voix contre l’accord de libre-échange lors des élections de 1988. Cependant, les conservateurs, qui eux y étaient favorables, ont remporté les elections en raison de notre système électoral antidémocratique.

Lorsque les libéraux sont arrivés au pouvoir en 1994, Mulroney venait de signer l’ALENA, qui incluait le Mexique dans l’accord de libre-échange. Les libéraux ont soutenu l’ALENA alors qu’ils s’étaient opposés au libre-échange en 1988.

La coalition que nous avons formée contre le libre-échange s’est transformée, dix ans plus tard, en mouvement antimondialisation.

Les syndicats et les jeunes militants se sont mobilisés dans le monde entier contre les institutions de la mondialisation des entreprises. Ils ont fait valoir que ces institutions retiraient du pouvoir à l’État-nation. Si la cible de la mondialisation des entreprises était bonne, les États-nations du Nord ont conservé leur pouvoir. Aujourd’hui, nous voyons un président d’extrême droite qui semble vouloir faire voler en éclats le système actuel du capitalisme international pour satisfaire sa propre quête de pouvoir et les intérêts de ses amis milliardaires. Et comme nous le voyons aux États-Unis et dans les pays européens où des gouvernements d’extrême droite sont arrivés au pouvoir, nous ne pouvons pas vraiment compter sur le gouvernement pour nous sortir de cette crise.

Il ne fait aucun doute que le capitalisme néolibéral est en crise, cela se combine avec la crise de la gouvernance mondiale due à l’insistance de la plupart des gouvernements occidentaux à soutenir Israël en dépit des accusations de génocide portées par les tribunaux internationaux. Nous traversons la pire crise mondiale depuis les années 1930. Nous vivons une époque révolutionnaire, mais je crains que, comme en Allemagne et en Italie dans les années 1930, ce ne soient les fascistes et l’extrême droite qui en profitent étant donné l’énorme faiblesse de la gauche.

Avec la transformation rapide du système économique en ce que l’économiste grec Yanis Varoufakis appelle le techno-féodalisme, la gauche a été laissée pour compte, incapable d’envisager un avenir différent qui pourrait assurer une vie décente à chacun et divisée par des politiques puristes et, au Canada, par la capacité du gouvernement de Justin Trudeau à coopter la plus grande partie de l’opposition provenant des ONG.

Maintenant que notre économie est tellement intégrée à l’économie américaine, les tarifs douaniers de Trump pourraient être catastrophiques à la fois pour les travailleuses et travailleurs canadiens et américains. Jim Stanford, qui a participé au mouvement antimondialisation en tant que chercheur pour les Travailleurs canadiens de l’automobile, aujourd’hui Unifor, rédige présentement des articles importants sur la façon dont le Canada pourrait résister aux tarifs douaniers.

Les premiers ministres, le cabinet fédéral et l’actuel premier ministre Justin Trudeau – qui très bientôt ne le sera plus – organisent des réunions d’urgence et consultent un comité spécial composé de représentants des entreprises et des syndicats.

Mais nous ne pouvons pas compter sur le gouvernement, quel qu’il soit, pour résister aux changements préconisés par Trump.

Nous avons besoin d’une autre coalition intersectorielle de groupes qui peuvent s’organiser contre la montée du fascisme aux États-Unis et peut-être ici au Canada. Et d’une vision de ce à quoi l’avenir devrait ressembler. Le Green New Deal était un bon début, mais nous avons besoin de plus.

(1) Note du traducteur, Ovide Bastien. Maude Barlow laisse entendre ici que ce serait l’accord de libre-échange qui aurait contribué à cette énorme baisse de l’industrie manufacturière canadienne. Lectrices et lecteurs peuvent donc soupçonner que la baisse au Canada amenait une hausse de l’industrie manufacturière aux Etats-Unis. Cependant, la situation est plus complexe que cela, car dans ce même laps de temps – de 1970 à aujourd’hui – l’industrie manufacturière états-unienne connaissait une baisse tout aussi prononcée que celle du Canada.


*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Le programme PAFI, vous connaissez ? PAFI pour programme d’aide financière à l’investissement.

Sans virus.www.avast.com

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : Canada

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...