Édition du 16 avril 2024

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Planète

L’écologie, ses martyrs et ses fossoyeurs

S’il fallait une seule preuve de la justesse de la cause écologiste, le déchaînement répressif à son égard l’apporte de façon récurrente. De Creys-Malville à Sainte-Soline, en passant par Auckland et Sivens, ses martyrs se dressent contre ses fossoyeurs français, tenants d’un capitalisme du désastre qui fait le lit du carbofascisme.

27 mars 2023 | tiré de mediapart.fr | Photo : Des gendarmes mobiles lors de la manifestation à Sainte-Soline, le 25 mars 2023. © Photo Yohan Bonnet / AFP
https://www.mediapart.fr/journal/ecologie/270323/l-ecologie-ses-martyrs-et-ses-fossoyeurs?utm_source=ecologie-20230329-165819&utm_medium=&utm_campaign=&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[ECOLOGIE]-ecologie-20230329-165819&M_BT=733272004833

En 1974, le premier candidat écologiste à une élection présidentielle, René Dumont, terminait sa première intervention télévisée en buvant « un verre d’eau précieuse » (voir la vidéo). « Si nous continuons, elle manquera », prophétisait-il, après avoir illustré par des exemples concrets et des données précises sa conviction que « l’apocalypse, nous ne l’annonçons pas : elle est là, parmi nous ». Loin d’être un doux rêveur, René Dumont était un homme de terrain. Ingénieur agronome de métier, il vivait les problèmes des paysans comme s’ils étaient les siens, avec l’avantage d’une expérience comparatiste nourrie par sa connaissance des pays du tiers-monde.

René Dumont était visionnaire. Un demi-siècle plus tard, à une année près, la bataille de l’eau fait rage jusqu’en France. Ce qui se joue autour des mégabassines, ces réservoirs artificiels d’eau pompée dans les nappes souterraines, c’est l’accaparement d’une ressource raréfiée au profit d’intérêts privés et au détriment du bien commun. Ce détournement se fait au bénéfice de logiques économiques qui aggravent ce qu’elles prétendent résoudre, prolongeant une agriculture productiviste dont le modèle agro-industriel est non seulement condamné par le changement climatique, mais l’accélère et l’accentue.

Le mouvement social pour l’eau qui se lève pour l’empêcher n’est donc pas une mobilisation environnementale comme les autres : il manifeste une prise de conscience écologique qui va bien au-delà des réseaux militants habituels, tant l’eau est le sang vital de notre planète (lire l’article de Jade Lindgaard). Ce mouvement n’a pas seulement la raison (celle de l’intérêt général) et la connaissance (celle des rapports du Giec) de son côté, il a aussi la loi, donc l’État de droit, pour lui : plusieurs décisions de justice ont annulé en vain des retenues, barrages et mégabassines, ouvrages toujours exploités dans l’illégalité avec la complicité de l’État (lire ce reportage de Mediapart et ce rappel du Monde).

Intervenant dans le prolongement des violences policières contre le mouvement des retraites (qui suscitent la sidération dans le monde entier), la répression inouïe rencontrée à Sainte-Soline (lire l’article de Marion Briswalter), samedi 25 mars, ne relève pas seulement de la fuite en avant autoritaire d’une présidence prête à brutaliser la démocratie pour imposer son bon vouloir, sinon son bon plaisir. Elle s’inscrit dans la longue durée de l’aveuglement sur les urgences écologiques de pouvoirs et de gouvernants français qui n’ont cessé de diaboliser, criminaliser et violenter les prises de conscience, les engagements et les mobilisations que suscitaient ces défis vitaux pour le tout-vivant du monde et le futur de ses espèces, dont la nôtre.

À Sainte-Soline, ces deux manifestants entre la vie et la mort à l’heure de ces lignes, ces centaines de blessés dont certains gravement, ce recours attesté à des armes de guerre, ce déchaînement de violence étatique quel qu’en soit le coût humain, nous rappellent d’autres martyrs de la cause écologique. Après chacun de ces drames, la suite a prouvé qu’ils avaient raison quand l’État avait tort. Que la lucidité était de leur côté quand l’irresponsabilité était officielle, préfectorale, gouvernementale, ministérielle, présidentielle.

En 1977, le 31 juillet, Vital Michalon – un manifestant pacifique, professeur de physique sans affiliation partisane – meurt, ses poumons explosés par une grenade offensive, lors d’une mobilisation contre la construction à Creys-Malville, près de Morestel (Isère), de Superphénix, conçu pour être le plus puissant surgénérateur nucléaire du monde. Mise en œuvre sans aucun débat à l’Assemblée nationale, cette décision avait provoqué une mobilisation au-delà de la France qui, déjà, fut assimilée au terrorisme, le préfet chargé du maintien de l’ordre n’hésitant pas à dénoncer l’action de la « Bande à Baader », la Fraction armée rouge, parmi les manifestants allemands. Lequel préfet s’était fait connaître comme préfet de police à Alger durant la guerre d’Algérie…

En 1985, le 10 juillet, Fernando Pereira, un photographe portugais, meurt noyé lors de l’explosion qui provoque le naufrage, dans le port d’Auckland, en Nouvelle-Zélande, du Rainbow Warrior, le navire amiral du mouvement écologiste Greenpeace. Il fut la victime collatérale d’une action des services secrets français ordonnée par le pouvoir politique, en l’espèce le président socialiste François Mitterrand, relayé par son ministre des armées Charles Hernu. Ce sabotage visait à empêcher la campagne contre les essais nucléaires français dans le Pacifique menée par Greenpeace, que le pouvoir français calomnia en prétendant, sans l’once d’une preuve, qu’il était infiltré par les services soviétiques.

En 2014, le 26 octobre, Rémi Fraisse, militant écologiste âgé de 21 ans, meurt, tué par une grenade offensive, lors de la manifestation contre le barrage de Sivens sur le cours du Tescou, un affluent du Tarn dans le bassin de la Garonne. C’était déjà la bataille de l’eau avec les mêmes enjeux que pour les mégabassines. Durant deux longues journées, le pouvoir, incarné par le premier ministre Manuel Valls et le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve, refusa de reconnaître la responsabilité étatique dans ce décès, allant jusqu’à répandre la rumeur diffamatoire que le sac à dos de Rémi Fraisse aurait contenu des substances explosives.

Trois précédents, trois morts, trois enchaînements semblables : répression forcenée, criminalisation assumée, victime méprisée. Et trois victoires. Hélas, Vital Michalon, Fernando Pereira et Rémi Fraisse n’ont pu en être témoins. L’exploitation du surgénérateur Superphénix a été arrêtée en 1998 et son démantèlement par EDF n’est toujours pas fini. Les essais nucléaires français ont été arrêtés par Jacques Chirac en 1996, la France signant enfin le traité d’interdiction complète et démantelant son Centre d’expérimentation du Pacifique. Le barrage de Sivens a été annulé par un arrêté préfectoral du 4 décembre 2015, renforcé en juillet 2016 par la décision du tribunal administratif de Toulouse d’annuler a posteriori la déclaration d’intérêt public initiale.

« Éco-terrorisme », « extrême gauche », « totalitarisme vert », etc. : le pouvoir actuel parle la même langue que l’adversaire contre lequel il a été élu, à deux reprises, n’hésitant pas ainsi à banaliser et à notabiliser Marine Le Pen et ses soutiens.

En 1974, le livre-programme du candidat René Dumont s’intitulait L’Utopie ou la mort. Une utopie concrète, rationnelle et raisonnable, tissée de solidarité, d’entraide et de précaution, face à la déraison marchande de l’accumulation, de la compétition et de la domination. Faisant écho au rapport du Club de Rome de 1972, qui criait Halte à la croissance !, René Dumont appelait à s’élever contre « la religion de la croissance » imposée par « l’oligarchie des riches ». Depuis, des êtres humains ont donc donné leur vie pour cet idéal, comme ce fut le cas pour toutes les causes anticipatrices menées au nom d’une humanité commune, contre les privilèges, les injustices et les oppressions.

Les martyrs français de cette juste cause ne sont qu’une infime partie des défenseurs de l’environnement et des activistes de l’écologie tués par l’égoïsme marchand et la voracité capitaliste. Selon l’ONG Global Witness qui en tient le décompte, plus de 1 700 militants écologistes ont été assassinés durant la dernière décennie (2012-2021), soit une personne tuée tous les deux jours environ, un chiffre probablement sous-estimé. L’année 2020 détient le record avec 227 morts, dont la majorité en Amérique latine avec le Mexique, la Colombie et le Brésil en tête de ce triste classement.

Au-delà de cette comptabilité macabre, la France officielle, celle qui, représentée par le pouvoir actuel, aime se glorifier de l’Accord de Paris adopté en 2015, en dévoile par ses actes contraires l’impuissance. N’a-t-elle pas été condamnée, en octobre 2021, pour son inaction climatique, sans en tirer aucunement les conséquences ? De fait, garants d’un ordre économique qui est au ressort de la catastrophe écologiste, les plus riches des États signataires de l’Accord de Paris accompagnent ce capitalisme du désastre dont les bénéficiaires font sécession, cherchant à profiter de la crise climatique pour régner sans partage et s’enrichir sans limites.

Que la COP 28, prévue fin 2023, ait pour président le sultan Ahmed al-Jaber, patron du géant pétrolier Adnoc et ministre émirati de l’industrie, suffit à illustrer ce tête-à-queue où la cause du désastre est brandie en remède. « Bien sûr, il faut éviter les excès, mais il est inenvisageable que la limitation [des gaz à effet de serre] se fasse au détriment de la croissance économique », a-t-il proclamé dans une tribune récente. Ces apprentis sorciers font le lit et le jeu de ce que l’historien Jean-Baptiste Fressoz a appelé en 2018 le « carbofascisme », monstruosité politique surgie au croisement de régimes autoritaires, d’idéologies identitaires et de crédos climatosceptiques.

De Donald Trump à Vladimir Poutine, en passant par les diverses variantes des droites dures ou extrêmes, populistes, nationalistes ou suprémacistes, toutes et tous ont en commun un déni de réalité face au dérèglement climatique. Peu leur importe la suite et le lendemain tant qu’ils peuvent profiter, accumuler, jouir, consommer, dépenser, gaspiller, avec un sentiment d’impunité et une absence de scrupule revendiqués. En ce sens, la cause écologiste pose la question existentielle d’un monde commun et d’une humanité solidaire, par le refus entêté qu’une minorité cherche son salut au détriment du plus grand nombre.

Comme pour les mobilisations contre les discriminations et les racismes, caricaturées en séparatisme, wokisme ou islamo-gauchisme, la diabolisation des soulèvements écologistes illustre ce renoncement et cette perdition de privilégiés et de dominants, prêts à faire cause commune avec l’extrême droite dans l’espoir de survivre à la catastrophe. « Éco-terrorisme », « extrême gauche », « totalitarisme vert », etc. : le pouvoir actuel parle aujourd’hui la même langue que l’adversaire contre lequel il a été élu, à deux reprises, n’hésitant pas ainsi à banaliser et à notabiliser Marine Le Pen et ses soutiens.

Raison de plus pour soutenir et accompagner l’invention d’une écologie de la politique qui promeuve le lien, l’entraide et la solidarité, la précaution et l’écoute, l’échange et le partage, face à un monde aussi brutal que condamné, brutal parce que condamné, qui n’a d’autre argument que la violence et le mensonge.

« Un homme ça s’empêche », fait dire à son père Albert Camus dans son roman posthume, Le Premier Homme. Contre ce monde d’hommes qui refusent de s’empêcher mais, tout au contraire, veulent profiter et accumuler, exploiter et dominer, violenter et détruire, les manifestant·es de Sainte-Soline ont montré la voie du salut et du sursaut. Hommage leur soit, ici, rendu.

Edwy Plenel

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