Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Québec solidaire

Les solidaires à la croisée des chemins

Nous publions ci-dessous un texte qui dessine une orientation stratégique visant à permettre à Québec solidaire de dépasser sa situation actuelle de stagnation. Il donne des réponses à une série de questions incontournables. Nous ne partegeons nullement l’orientation proposée mais nous pensons que ce texte pourrait ouvrir des débats essentiels. Nous allons donner nos réponses et nous invitons nos lectrices et nos lecteurs à s’engager dans les discussions que ce texte ne manquera pas de soulever. Écrivez-nous à redaction@pressegauche.org . (La rédaction de Presse-toi à gauche !)

Les résultats décevants de l’élection de 2022 ont ouvert à Québec solidaire (QS) une période de remise en question. En effet, tant sa stagnation électorale que l’ascension du Parti québécois (PQ) indiquent que le parti de gauche est à la croisée des chemins. Une nouvelle période s’ouvre, qui verra probablement la politique québécoise se réaligner sur le clivage opposant souverainistes et fédéralistes. Pour ne pas être renvoyés au statut de « bonne conscience du parlement » et faire croître leur poids politique, les solidaires devront sauter de plain-pied dans cette configuration, ce qui implique de revoir leurs rapports avec leurs frères ennemis péquistes.

Conjoncture

Pour cela, il faut prendre la pleine mesure du cycle politique en train de s’ouvrir et faire un bilan lucide de la place qu’y occupent QS et le PQ. En effet, outre la domination électorale de la Coalition avenir Québec (CAQ), la politique partisane des cinq dernières années a été caractérisée par une incertitude quant à la force politique susceptible de constituer une alternative au gouvernement. Suite à son succès électoral en 2018, il a semblé que QS pouvait jouer ce rôle. Or, depuis l’élection de 2022, il apparaît de plus en plus clairement que le parti de gauche s’est fait damer le pion par le PQ, dont les présents niveaux sondagiers n’ont jamais été atteints par les solidaires.

Outre les désillusions de la population par rapport à la CAQ et le leadership de Paul Saint-Pierre Plamondon (PSPP), trois raisons expliquent le succès du PQ :

1) Comme indiqué dans une précédente analyse, [1] durant la période 2019-2022, alors que le PQ était affaibli, QS n’a pas profité de cette conjoncture pour adopter un positionnement politique apte à absorber son électorat et à devenir le principal parti souverainiste. Il s’est plutôt focalisé sur l’électorat jeune et urbain et des circonscriptions traditionnellement libérales, occultant son indépendantisme. L’adhésion aux idées de la gauche libérale américaine l’a en outre éloigné du sens commun de la majorité des Québécoises et des Québécois sur les enjeux symboliques-institutionnels (ce que d’aucuns désignent comme les questions « identitaires » : laïcité, lutte contre le racisme, politiques linguistiques, immigration, etc.). Cela a considérablement nui à ses chances de rallier des nationalistes de gauche et des sociaux-démocrates déçus par le PQ (ou par la CAQ…), ou encore des franges de l’électorat plus indécises, qui auraient autrement pu être tentés par le vote solidaire.

2) En parallèle, le PQ est revenu avec éclat à ses fondamentaux, ce que Jacques Parizeau désignait comme « ses deux jambes » : l’indépendantisme et la social-démocratie. Ce double positionnement lui permet de s’adresser aux électeurs déçus de la CAQ, mais aussi de QS. À l’inverse, dans quel autre parti politique se trouve le bassin d’électeurs dans lequel les solidaires sont susceptibles de puiser, compte tenu de leur trajectoire depuis 2019 ? Un bassin d’électeurs qui seraient à la fois indépendantistes au conditionnel, libéraux du point de vue des questions symboliques-institutionnelles, et de gauche et écologistes d’un point de vue socio-économique ? Poser la question c’est y répondre : il n’y en a pas.

3) Le PQ se positionne aussi de manière adroite sur des enjeux à la fois actuels et hétéroclites : environnement [2] , démondialisation [3] , immigration massive, laïcité, inquiétudes suscitées par le numérique [4] , etc. En alliant des propositions tranchantes à une rhétorique modérée, il se pare d’un profil antisystème tempéré par un ton de sincérité ancré dans le sens commun. Cela l’aide à se démarquer, y compris à l’extérieur de son électorat traditionnel, ce qui n’a pas nui à sa victoire dans l’élection partielle de Jean-Talon. Ces positionnements contribuent en outre à construire un discours à vocation hégémonique, proposant une vision d’ensemble de la société québécoise et de son avenir, qui donne un sens plus large au projet péquiste et l’ancre dans le temps long de l’histoire nationale.

Avec ces atouts, il est probable que les troupes de PSPP parviennent à constituer l’opposition officielle en 2026, voire qu’ils mettent la CAQ en situation de gouvernement minoritaire. Une prise du pouvoir péquiste apparaît plus incertaine, mais ne doit non plus pas être exclue. Dans un cas comme dans l’autre, et à condition que le PQ maintienne son cap indépendantiste, cela signifierait la repolarisation du débat politique autour de la question nationale, qui obligerait les forces politiques ayant actuellement une attitude timorée face à celle-ci (c’est-à-dire QS et la CAQ) à se positionner nettement ou à s’effondrer politiquement. C’est le principal défi auquel les solidaires feront face dans les prochaines années.

Deux boussoles

Comment continuer à exister et à croître électoralement dans une polarisation entre le camp fédéraliste et un PQ de fait à la tête du camp souverainiste et occupant en grande partie un espace politique commun avec les solidaires (indépendantisme, social-démocratie, écologie) ? Le statu quo n’est pas une option : s’il continue à se focaliser uniquement sur les points sociaux et écologiques de son programme (en particulier dans leur version édulcorée et technocratique de 2022) en accordant une place minimale à l’indépendance et en adoptant une posture proche du Parti libéral du Québec (PLQ) sur les questions symboliques-institutionnelles, le parti de gauche sera pris en étau dans un contexte politique au sein duquel il apparaîtra au mieux indécis, au pire déconnecté [5].

En fait, deux « boussoles » stratégiques s’offrent maintenant à QS. D’une part, radicaliser la voie suivie depuis 2019 en se convertissant au fédéralisme, pour devenir une sorte de NPD-Québec, et d’autre part, adopter un souverainisme de gauche décomplexé, en continuité avec ce qui avait été esquissé durant la campagne électorale de 2018.

La première option implique de partager un espace politique commun avec le PLQ, en constituant l’aile gauche du futur camp du « Non ». Les solidaires pourraient alors potentiellement rallier les franges progressistes des électeurs fédéralistes. Rien ne garantit toutefois que cet électorat et les comtés qui y sont associés soient en nombre suffisant pour croître électoralement ni que le PLQ soit si aisé à écarter. La stagnation électorale de 2022, suite à une campagne électorale tendant vers cette boussole, est un signe avant-coureur des limites bien réelles de cette stratégie, qui, à terme, pourrait entraîner la perte de comtés à l’extérieur de Montréal, mais aussi dans l’est de la métropole, au profit du PQ.

L’expérience historique confirme en outre le cul-de-sac que constitue cette option : jamais, au Québec, excepté la tentative avortée d’Adélard Godbout, un processus de transformation sociale n’a été mené sans une volonté parallèle d’émancipation nationale, et vice-versa. Même les libéraux de Jean Lesage ont dû s’y résigner pour lancer la Révolution tranquille sous les auspices du « Maître chez nous ». Ajoutons à cela que pour Québec solidaire, se détourner de l’indépendance équivaut aussi à renoncer à des pans entiers de son projet politique.

Par conséquent, la seconde boussole, celle du souverainisme de gauche, est la seule à être viable et cohérente pour les solidaires. Elle va en outre dans le sens des orientations défendues en 2023 par deux des trois candidates au poste de porte-parole du parti, auxquelles les délégués solidaires ont accordé, au premier tour du scrutin, plus de 70% de leurs votes.

Certes, cette avenue pourrait mettre en péril la réélection de députés solidaires dans des comtés acquis depuis 2022 au profit du PLQ, mais ce genre de considération tactique ne devrait jamais primer sur les choix stratégiques. En ce sens, sans rien enlever aux mérites individuels de ces nouveaux députés, la perte, lors de la précédente élection, d’une circonscription en région éloignée a porté un coup très dur à QS sur le plan symbolique, que les gains montréalais ne sauraient compenser. À l’inverse, la trajectoire du PQ depuis que PSPP a pris sa tête montre bien que l’adoption d’une stratégie cohérente, axée sur des objectifs de long terme et la volonté de mener une véritable bataille culturelle, est la clé d’une progression politique véritablement transformatrice, même si elle n’est pas immédiatement porteuse électoralement. La même chose peut d’ailleurs être dite du PQ de René Lévesque, qui n’avait que six députés à la veille de remporter les élections de 1976.

Faire le choix du souverainisme de gauche implique toutefois pour les solidaires de développer un espace politique commun avec le PQ, puisque QS n’est malheureusement plus en mesure d’être le parti souverainiste dominant. Il s’agit donc de construire activement, aux côtés des péquistes, le prochain camp du « Oui », en cherchant à y accroître leur poids politique.

Un espace politique commun

Il faut ici préciser ce que l’on entend par un « espace politique commun [6] ». Celui-ci n’implique pas nécessairement une alliance électorale ou gouvernementale, même s’il la rend possible à terme [7]. Il signifie plutôt un front commun, coordonné ou pas en fonction des circonstances, et dirigé vers un objectif partagé : construire une nouvelle majorité politique, sociale et culturelle autour d’un projet de souveraineté, que les solidaires viseraient à rendre le plus démocratique et égalitaire possible.

Un évènement politique récent fournit un bon exemple de ce qui aurait pu être un embryon de cet espace politique commun, n’eût été une erreur stratégique déplorable de QS : l’abolition du serment à la monarchie britannique. Après l’élection de 2018, les solidaires menés par Sol Zanetti étaient parvenus à remettre cette question au premier plan. Puis, suite à l’élection de 2022, PSPP a fait monter la pression davantage en refusant de prêter serment au roi, les députés solidaires lui emboîtant le pas, avant de se rétracter. Advenant que les solidaires aient maintenu leur engagement, la suite aurait probablement pris la forme d’un front commun où le PQ et QS auraient défendu leur démarche avec des arguments et des tactiques communicationnelles parfois communes, d’autres fois séparées. Certes, ils auraient, chacun à leur manière, tenté de tirer politiquement parti de cette démarche pour leur propre compte, et n’auraient pas manqué de s’opposer sur d’autres enjeux en cours de route. Mais leurs actions n’en auraient pas moins été subordonnées à un objectif partagé, impliquant un degré de solidarité et de cohésion minimale, afin de rendre leur message intelligible.

C’est le type de configuration que les solidaires doivent chercher à reproduire, à grande échelle. Évidemment, il n’agit pas d’oublier que le PQ reste un adversaire politique, et de refuser de marquer des points politiques et électoraux à ses dépens. Toutefois, cela implique d’assumer que les solidaires poursuivent avec les péquistes des objectifs communs (indépendance, État social, transition énergétique) auxquels il faut rallier la population, et s’opposent aux mêmes « ennemis » (la vaste majorité du grand patronat, les fédéralistes et le régime de la pétromonarchie constitutionnelle canadienne), qui cherchent à limiter les progrès du Québec depuis toujours.

Des inflexions nécessaires

Cette avenue met cependant QS face à une difficulté. Les dernières années ont été marquées par un antagonisme féroce entre solidaires et péquistes, qui s’est cristallisé, au moins depuis 2019, autour des enjeux symboliques-institutionnels (dits « identitaires »). Pourtant, au départ, QS s’était constitué en réaction au virage néolibéral du PQ effectué sous l’ère Bouchard, et poursuivi sous le gouvernement de Pauline Marois. Le maintien durable du parti dans l’opposition, ainsi que son repositionnement social-démocrate et écologiste, entamé sous Jean-François Lisée, puis confirmé et clarifié sous PSPP, en parallèle aux grands débats sur les enjeux symboliques-institutionnels (laïcité, racisme, défense du français, immigration) ont progressivement amené les solidaires à porter sur ce dernier plan leur opposition au PQ, d’autant plus que cela leur permet, dans un même temps, de s’opposer au nationalisme conservateur de la CAQ, et de mettre ces deux adversaires dans la même case, celle de la « fermeture » et de l’ « exclusion ».

Cette stratégie a atteint ses limites, au moins pour deux raisons. D’une part, elle handicape considérablement la croissance électorale de QS. En effet, si le clivage ouverture/fermeture conforte la base électorale urbaine du parti, l’on peut penser qu’il a l’effet inverse chez celles et ceux associés de fait à son côté obscur, c’est-à-dire la majorité de la population qui soutient la Loi sur la laïcité de l’État, craint le recul du français, rejette l’immigration massive et est globalement réfractaire aux thèses de la gauche libérale américaine. Cela est encore plus vrai pour les nationalistes de gauche ou sociaux-démocrates, nombreux au Québec, et qui devraient être une cible électorale prioritaire des solidaires. L’on peut douter que cet électorat goûte à cette rhétorique manichéenne, lui qui ne fait qu’adhérer à des positions bien ancrées dans l’histoire politique nationale.

D’autre part, le clivage ouverture/fermeture rend impossible la constitution d’un espace politique commun avec le PQ, celui-ci étant de fait associé par QS à une part sombre du souverainisme québécois et aux nationaux-fédéralistes de la CAQ. Pire encore, il nuit à la progression du projet indépendantiste lui-même, une part non négligeable de celui-ci étant associée à la « fermeture » et à l’« exclusion ». Il est en effet pour le moins présomptueux de penser (ou d’espérer) qu’une citoyenne ou un citoyen fédéraliste convaincu par l’indépendantisme « inclusif » des solidaires (dont ils font par ailleurs rarement la promotion) accepte de voter « oui » en faisant abstraction de tout un pan (majoritaire) du souverainisme québécois, qui lui serait du côté du rejet et de la peur de l’Autre.

En ce sens, si QS veut retrouver le chemin de la croissance électorale tout en participant à la construction d’un espace politique souverainiste avec le PQ, il devra renoncer au clivage ouverture/fermeture-inclusion/exclusion et revoir ou mettre en veilleuse une partie de ses positionnements sur les questions symboliques-institutionnelles. Trois inflexions sont essentielles pour marquer cette évolution : sur le français, sur la laïcité et sur l’immigration.

D’abord, concernant la protection du français, QS devrait rapidement se positionner en faveur de l’extension de la loi 101 au niveau collégial, une mesure qui figurait déjà au programme d’Option nationale et qui est défendue par la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec. Ensuite, concernant la laïcité, les solidaires pourraient mettre en veilleuse leur opposition à la Loi sur la laïcité de l’État jusqu’à un référendum gagnant. Ce serait d’autant plus prudent que dans l’optique d’une invalidation de la loi en question par les tribunaux canadiens, QS éviterait de se retrouver dans la position inconfortable et ambiguë où il devrait défendre la légitimité démocratique d’une loi que par ailleurs il aspire à voir invalider en en retirant la clause dérogatoire. Finalement, le parti de gauche gagnerait à revoir son discours sur les seuils d’immigration, qui semble surtout motivé par le souci de s’inscrire dans le camp de l’« ouverture » et de l’« inclusion » [8] . L’ampleur prise par le débat sur l’immigration massive et incontrôlée orchestrée par la CAQ et le gouvernement fédéral – un débat qui n’est pas près de se terminer – devrait encourager les solidaires à se détourner de la question des seuils comme marqueurs « d’ouverture », pour mettre l’emphase sur leurs propositions visant concrètement à améliorer les conditions de vie et l’intégration des immigrantes et des immigrants (francisation en entreprise, régionalisation, reconnaissance des diplômes, etc.). Cela permettrait de s’attaquer de front aux conséquences humaines bien réelles pour ces personnes des politiques caquistes et libérales, qui sont loin d’être motivées par la solidarité internationale, mais bien par la constitution d’une armée de réserve du capital. Dans un même ordre d’idée, la captation massive, aux dépens des pays du sud, d’une main-d’œuvre instruite et qualifiée, devrait être dénoncée par un parti se disant altermondialiste. Au passage, QS ne perdrait rien de son vernis « inclusif », tout en favorisant la constitution d’un espace politique souverainiste.

Vers un républicanisme radical

De telles inflexions sur les questions symboliques-institutionnelles sont d’autant plus nécessaires que l’un des enjeux importants de la période à venir consistera à définir les contours du nationalisme québécois tel qu’il sera porté par le futur camp du « Oui ». Le nationalisme conservateur, qui occupe une position de force depuis plusieurs années, se nourrit de ses affrontements avec les idées de la gauche libérale américaine, que le clivage ouverture/fermeture pratiqué par QS ne fait qu’alimenter.

Les solidaires, s’ils veulent qu’une conception politique de la nation québécoise ait prédominance, y compris dans le cadre d’un éventuel débat référendaire, ont tout intérêt à s’inscrire dans un discours républicain susceptible de prendre de revers la rhétorique conservatrice et de rejoindre le sens commun de la majorité. D’ailleurs, ce discours est déjà contenu dans le programme du parti (par exemple, les points 7, 11. 1. 2, 11. 2 et 11. 3), mais a jusqu’ici été sous-mobilisé au profit de l’approche libérale mise de l’avant depuis 2019.

Dans cette optique, les solidaires trouveraient au PQ un allié inattendu en la personne de PSPP. En effet, conclure, comme c’est souvent le cas à gauche, que ce dernier creuse le sillon du nationalisme conservateur serait commettre une erreur d’analyse. Un examen attentif des écrits et des interventions du chef du PQ indique clairement que si celui-ci se positionne sur les enjeux privilégiés du nationalisme conservateur (parmi d’autres), il le fait avec une logique, une rhétorique et des raisonnements différents, qui relèvent du républicanisme. Par exemple, il critique le multiculturalisme non pas au nom de la prédominance de la « majorité historique francophone » (formule fétiche du principal intellectuel organique du camp conservateur), mais bien parce que celui-ci empêche la constitution d’une communauté politique de citoyennes et de citoyens construisant ensemble un avenir commun. Cela lui permet à la fois de récolter des appuis dans les franges plus conservatrices de l’électorat et dans certains médias, mais aussi de manière beaucoup plus large, dans les rangs des nationalistes de gauche que les positions libérales de QS sur ces sujets rebutent [9].

Toutefois, là où le républicanisme de PSPP se limite aux enjeux symboliques-institutionnels et à la contestation des symboles monarchistes, les solidaires peuvent aller beaucoup plus loin. Dans ce même mouvement, ils peuvent aussi éviter le principal écueil qui les guettera dans la construction d’un espace politique souverainiste. En effet, à trop se rapprocher d’un PQ en pleine ascension, QS court le risque d’y être confondu, perdant de sa pertinence politique et électorale, à l’image de ce qui était arrivé aux communistes de Georges Marchais s’alliant aux socialistes de François Mitterrand. Par conséquent, pour les solidaires, la mise de l’avant d’un républicanisme radical viserait à amener le projet de pays dans le sens du projet solidaire, tout en se différenciant des péquistes.

En effet, un républicanisme radical aurait l’avantage de prendre à rebrousse poile ce qui constitue le talon d’Achille du PQ. Malgré sa mue actuelle, il ne faudrait pas oublier que ce dernier a autrefois fortement contribué à introduire le néolibéralisme au Québec, que son « préjugé favorable aux travailleurs » a souvent pris la forme d’une trahison des intérêts du monde du travail, qu’il a été (et reste ?) un adepte du libre-échange, etc. Surtout, la question de la souveraineté populaire, centrale au républicanisme tel que mis de l’avant dans le programme solidaire, constitue un angle mort du PQ depuis sa création, lui qui, suivant une tradition héritée du parlementarisme britannique, s’est focalisé sur la souveraineté de l’État, ou, au mieux, du parlement [10] .

Alors qu’elle est à l’heure actuelle un point parmi d’autres dans le programme de QS, la souveraineté populaire est susceptible de constituer le principe unificateur articulant l’ensemble du projet solidaire : indépendance, partage des richesses, souveraineté alimentaire, décentralisation, transition énergétique, émancipation des peuples autochtones, féminisme, etc. Cela, pour une raison simple : parce qu’il prône que la souveraineté nationale doit être exercée par le peuple, le principe de souveraineté populaire présuppose l’égalité de toutes les composantes de celui-ci, donc de l’ensemble des citoyennes et des citoyens. Pour être co-souveraines et co-souverains, ceux-ci doivent être en capacité d’agir comme tel. La souveraineté populaire implique ainsi, à l’échelle collective et individuelle, de pouvoir décider par soi-même et pour soi-même.

En ce sens, ce qui est trop souvent limité à l’expression de la volonté nationale peut être étendu à toutes les sphères de l’existence : la souveraineté du peuple, c’est le pouvoir des travailleuses et des travailleurs dans leur entreprise, c’est maîtriser sa vie par l’accès à une éducation gratuite, laïque et de qualité et à des soins de santé universels, c’est contrôler ce qui se retrouve dans son assiette, c’est la déconcentration de compétences vers les municipalités, au plus proche des citoyennes et des citoyens, c’est vivre en harmonie avec la nature, c’est reconnaître aux premiers peuples ce que l’on se reconnaît à soi-même. C’est aussi, pour les femmes, le droit de disposer librement de sa vie et de son corps. Au niveau institutionnel, la souveraineté populaire justifie l’introduction des réformes démocratiques mises de l’avant par QS depuis des années : mode de scrutin proportionnel, référendums d’initiative citoyenne, tirage au sort, assemblée constituante. Cette approche rejoint en outre celle défendue par la nouvelle porte-parole du parti. C’est, au fond, la gauche dans ce qu’elle a de meilleur depuis la Révolution française. Et c’est ce que les solidaires devraient incarner.

Si ce républicanisme radical est compatible avec la ligne actuellement suivie par le PQ du point de vue de la construction d’un espace politique commun, il s’en distingue assez nettement pour que QS soit en mesure de marquer une différence. Il permettra également de critiquer le parti de PSPP si celui-ci cédait aux sirènes patronales et néolibérales, et ce au nom d’une logique démocratique que patrons et néolibéraux chercheront toujours à museler. Dans un même temps, le républicanisme radical constitue en lui-même un rejet de la pétromonarchie constitutionnelle canadienne, dont les institutions, du Sénat au gouvernement des juges, sont la négation même de la souveraineté populaire. Finalement, et c’est le point le plus important, dans une ère de crises continuelles où nombre de nos compatriotes sentent leur vie leur filer entre les doigts et vivent avec l’impression maintes fois confirmer que l’avenir leur échappe, la souveraineté, la leur comme celle qu’ils partagent avec les autres, peut constituer la promesse de remettre un peu d’ordre et de sens dans leur existence. Cela constitue la question politique fondamentale des années à venir.

Cependant, s’ils persistent dans la voie suivie jusqu’ici, les solidaires risquent d’être perçus comme incapables d’y apporter des réponses pertinentes, car empêtrés dans des plis tactiques et idéologiques qui les éloignent des défis de l’époque. Un espace politique souverainiste se développera tout de même, mais sans eux, et lorsque, à la veille d’un prochain référendum, ils le rejoindront – si encore ils le rejoignent –, ce sera comme spectateurs. À l’inverse, ils peuvent faire le choix, pour reprendre les mots de Gordon Lefebvre, de remiser leur harnais d’origine au profit du harnais de l’utile, et d’apporter dès maintenant une contribution nécessaire à l’avenir du pays. Le Québec leur en saurait gré.

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[2Avec une plateforme électorale sérieuse en matière de transition énergétique.

[3PSPP a fait des déclarations à ce sujet durant sa course à la chefferie, et cette question structure des sections
entières de son livre Reconstruire le camp du Oui (2020). Elle est également présente dans le programme du PQ.

[4Au printemps 2023, le PQ a été à la pointe dans la lutte pour convaincre le ministre de l’Éducation Bernard
Drainville d’interdire les cellulaires dans les classes.

[5Il faut en ce sens se remémorer le sort des partis de l’extrême gauche marxiste-léniniste des années 1970 : refusant de se positionner sur la question nationale, ils s’enfoncèrent dans un sectarisme politique contre-productif, avant de s’effondrer, suite au référendum de 1980, en même temps que le rêve indépendantiste qu’ils avaient pourtant conspué. Dans l’intervalle, les arguments qu’ils invoquaient contre l’adoption de la loi 101 ressemblaient étrangement à ceux mobilisés par les solidaires 40 ans plus tard pour s’opposer à la loi 21.

[6La notion d’espace politique commun peut être approchée comme un embryon ou une composante d’un éventuel « bloc historique » au sens gramscien du terme. Celui-ci est un concept beaucoup plus large, tant du point des transformations impulsées que de leur portée sur tous les plans : politique, économique, sociale, culturelle, géopolitique, etc. Par exemple, au Québec, l’espace politique souverainiste et social-démocrate, partagé au fil des années par le PLQ de Jean Lesage, le RIN, l’Union nationale de Daniel Johnson et finalement par le PQ, qui en est venu à l’incarner à lui seul, ne devrait pas être confondu avec le bloc historique nationaliste et modernisateur de la Révolution tranquille. De même, un espace politique commun ne préfigure pas nécessairement la forme prise ultérieurement par un bloc historique. Dans la France des années 1970, socialistes et communistes ont formé un espace politique de gauche très avancé (avec la rédaction d’un programme commun et des alliances électorales), mais le bloc historique qui en a émergé, prenant la forme d’un européisme (néo)libéral-libertaire hégémonique pendant près de 40 ans, n’a que peu à voir avec ses ambitions de départ.

[7L’absence d’un espace politique commun, et de son aboutissement logique, c’est-à-dire un programme partagé de gouvernement, est d’ailleurs ce qui manquait au projet d’alliance PQ-QS de 2017.

[8Contrairement à ce qui a été le cas pour la laïcité, les seuils d’immigration n’ont pas été, sauf erreur, l’objet d’un débat en bonne et due forme à QS, expliquant peut-être les prises de position brouillonnes du parti à ce sujet au fil des années. Par exemple, durant un débat organisé par Le Devoir dans le cadre de la course au porte-parolat, Ruba Ghazal, pourtant en pointe sur ces questions, louait le nationalisme d’« inclusion » qui aurait eu cours au Québec dans les années 1980, tout en condamnant fermement une partie du nationalisme québécois actuel qui présenterait l’immigration comme une menace contre la prédominance du français. Elle oubliait au passage de mentionner que le Québec des années 1980 avait des seuils d’immigration beaucoup plus proches de ceux défendus aujourd’hui par le PQ. De même, elle faisait abstraction du fait que le message implicite de la loi 101, qu’elle défend par ailleurs avec fierté, est justement que l’immigration peut constituer une menace pour le français, justifiant d’imposer celui-ci aux enfants issus de l’immigration à l’école primaire et secondaire. Cet exemple montre bien que le positionnement actuel de QS sur l’immigration, outre que de nourrir un humanitarisme en manque de repères, est surtout utilisé comme un marqueur accentuant le clivage avec le PQ.

[9Dans cet entretien réalisé en France, PSPP confie son souci de porter un discours critique du « wokisme » sans aliéner à son projet les franges de l’électorat à la sensibilité « intersectionnelle » : https://www.youtube.com/watch?v=Mc4Ikh4ogJ4&t=2026s&pp=ygUicGF1bCBzYWludCBwaWVycmUgcGxhbW9uZG9uIGZyYW5jZQ%3D%3D.

[10Pour s’en convaincre, voir l’ouvrage de Marc Chevrier, La République québécoise : histoire d’une idée suspecte (2012).

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