Édition du 30 avril 2024

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Cause pour la cause ou comment dissocier la souffrance de ses causes : La campagne Cause pour la cause de Bell envahit chaque année les espaces médiatiques en répétant les discours créateurs de souffrance qu’elle a pourtant comme objectif d’éradiquer.

Depuis 2010, Bell s’est chargé à l’aide de messages publicitaires omniprésents, de différentes stratégies marketing et d’une journée officielle de la « mission de faire avancer la cause de la santé mentale au Canada » avec sa campagne Cause pour la cause. En se targuant de « faire figure de modèle et de leader » en investissant autant de moyens dans cette cause, Bell s’approprie du même coup la responsabilité de définir le cadre à partir duquel les problèmes de santé mentale sont discutés dans l’espace public.
Un coup d’œil rapide aux quatre piliers de son approche nous permet de constater l’importance que la compagnie accorde à la Norme nationale du Canada en matière de santé et de sécurité psychologiques en milieu de travail produite par la Commission de la Santé Mentale du Canada (CSMC)1. Une brève recherche nous permet aussi de constater à quel point cette norme est soumise aux intérêts financiers des entreprises ; la CSMC encourage les employeurs à télécharger le document contenant la Norme sur leur site internet en faisant miroiter ses bénéfices économiques2, alors que ce même document fait de la mise en œuvre d’une analyse de la rentabilité une priorité3.

L’individu et sa souffrance, ou le profit ?

L’utilisation par Bell de cette norme soulève donc une question importante : comment peut-on espérer s’attaquer aux problèmes de santé mentale tout en priorisant la quête de profit des entreprises ?

D’un côté on fait la promotion de la santé mentale, alors que de l’autre, on encourage des mesures qui sont bien souvent accusées d’être créatrices de souffrance sociale. Par exemple, la CSMC limite sa définition de la souffrance des employés au niveau du harcèlement et de la discrimination ; elle suggère ainsi de substituer à pareil lieu de travail un cadre de travail respectueux « où employés et employeurs se traitent avec respect, considération et tolérance », tout en ignorant la violence psychologique que subissent inévitablement les individus soumis à la mesure, beaucoup plus lucrative pour l’entreprise, de l’accroissement de la résilience des employés.

Des personnes résilientes, et ce sont ici les mots de la CSMC, sont des personnes qui « surmontent l’adversité rapidement, « rebondissent » après une rechute et parviennent à se réaliser sous une pression continue »4. Bref, la reprise de ce concept par l’industrie des ressources humaines5 n’est qu’une initiative à peine déguiser de transférer la responsabilité du stress vécu sur le lieu de travail des employeurs vers les employés ; l’incapacité de se subordonner aux exigences d’emploi toujours plus éreintant, toujours plus stressant, devient ainsi un aveu d’échec dans la trajectoire professionnelle de l’individu qui doit se « réaliser » dans un contexte où son bien-être n’en est évidemment pas la fin.

Cette nouvelle façon du management de masquer les causes systémiques de la souffrance se combine à merveille avec une campagne de sensibilisation centrée principalement sur des témoignages individuels, dont les bienfaits méritent tout de mêmes d’être soulignés. Plus que le slogan un tantinet insipide que « la santé mentale touche tout le monde », il est nécessaire de tracer des liens entre la pandémie de maladies comme la dépression et les conditions sociales qui l’ont vu naitre. La propagation de cette nouvelle maladie n’est, après tout, qu’un symptôme d’une société qui a transformé le rapport de l’individu à lui-même6.

Comment parler de dépression sans prendre le temps de parler des mécanismes d’isolation et d’exclusion sociales qui sont sans cesse aggravées par des politiques d’austérité aveugles à la souffrance ? Ou sans parler du lien entre ce même désengagement de l’État et la hausse dramatique du taux d’endettement des particuliers7 ? Comment s’engager à combattre le stress sur le milieu de travail sans dénoncer le continuel recul des moyens de représentation collective de la force de travail ?

Une pharmacie remplie à ras-bord de pilules multicolores et une historique d’absentéisme au travail aussi imposante que son compte crédit n’ont évidemment pas à être les symboles d’une société dont la faillite est inévitable. Elles sont toutefois condamnées à l’être si on ne prend pas la peine de se questionner sur les causes de cette souffrance au lieu de simplement partager nos malheurs et de passer notre temps à améliorer nos outils de détection des premiers symptômes dépressifs. Parce que tant et aussi longtemps qu’on ignore les causes politiques et sociales de cette misère, nous serons condamnés à soulager des maux qui sont pourtant guérissables.

Julien Parent

Notes

1.- https://cause.bell.ca/fr/nos-initiatives/

2.- https://www.mentalhealthcommission.ca/Francais/ce-que-nous-faisons/sante-mentale-en-milieu-de-travail/norme-nationale

3.-Commission de la Santé Mentale du Canada, Données du Projet de recherche sous forme d’études de cas : la norme nationale du Canda sur la santé et la sécurité psychologiques en milieu de travail 2014-2017, https://www.mentalhealthcommission.ca/sites/default/files/2017-03/case_study_research_ project_findings_2017_fr.pdf, p.15

4.-Ibid. p.14

5.- http://www.hazards.org/stress/resilience.htm

6.- EHRENBERG, Alain, La fatigue d’être soi, Éd. Odile Jacob, 1998, 320 p.

7.- HÉBERT, Guillaume et Céline HEQUET, « Le fardeau individuel : de l’endettement à la dépression », https://iris-recherche.qc.ca/blogue/le-fardeau-individuel-de-l-endettement-a-la-depression, (Consulté le 11 Janvier 2019)

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