Édition du 26 mars 2024

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Syndicalisme

La réforme du régime de santé et de sécurité au travail : « partenariat » ou lutte de classe ?

En janvier dernier, l’Institut national de santé publique a publié un rapport sur les troubles musculo-squelettiques (TMS) d’ordre non-traumatique. Il s’agit de douleurs ou d’autres symptômes qui touchent les muscles, les tendons, les articulations, ou d’autres tissus au dos, au cou, et aux membres. Des exemples sont les tendinites, les bursites, les maux de dos, le syndrome du canal carpien. Leurs causes sont les mauvaises postures, les charges trop lourdes, les tâches répétitives, ainsi que les exigences psychologiques liées au travail.

Les TMS touchent chaque année au Québec plus d’un million de travailleuses et travailleurs – un.e sur quatre, et en majorité des femmes – et sont associés à plus de cinq millions de jours d’absence du travail. Les immigrant.e.s et les personnes à faible revenu sont plus à risque de s’absenter du travail en raison de TMS, entre autres, « en raison de leur exposition plus importante à certaines conditions du travail précaires et pénibles associées à ces troubles. »

En 2019 les TMS représentaient au moins le tiers des sommes versés par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) en frais de traitements et de remplacement de salaire. Mais ces chiffres sous-estiment l’ampleur du problème en raison de la sous-déclaration importante et bien documentée de ces lésions, liée, entre autres, à la difficulté de les faire reconnaître pour fins de compensation.

À première vue, l’explosion des TMS, à une époque marquée par le progrès fulgurant de l’informatisation, de l’automatisation, et de la robotisation, a de quoi étonner. Mais cela ne fait que confirmer l’observation faite par Marx il y a plus de 150 ans : « Toutes les méthodes pour augmenter la productivité sociale sont mises en oeuvre aux dépens du travailleur individuel. » La dégradation des conditions de travail, et notamment son intensification – une cause importante de la montée des TMS, mais aussi de lésions psychologiques - de nos jours touche même des secteurs privilégiés comme l’enseignement supérieur, devenu, selon le président du Syndicat des professeurs et professeures de l’UQAM, « l’un des plus malsains lieux de travail du point de vue de la santé psychologique ».

Le rapport de l’INSPQ souligne l’importance de l’accès des travailleuses et des travailleurs aux mécanismes de prévention prévus par la Loi sur la santé et la sécurité au travail (LSST), dont l’efficacité est démontrée. Il s’agit d’un.e représentant.e des travailleuses et des travailleurs à la prévention, d’un comité paritaire de santé et de sécurité, d’un programme de prévention, et d’un programme de santé spécifique à l’établissement adoptés par ce comité.

Mais malgré les quarante années écoulées depuis l’adoption de cette loi, ces mesures de prévention n’ont pas été étendues aux secteurs économiques qui emploient quelques 85% des travailleuses et des travailleurs. C’est en effet ce que propose de faire le Projet de loi 59, déposé récemment par le gouvernement Legault et à l’étude présentement par la Commission de l’économie et du travail de l’Assemblée nationale.

Mais il y a un « petit » hic : ce projet de loi veut bien étendre les mesures de prévention à tous les secteurs économiques, mais il le ferait en les vidant largement de leur substance. Ainsi, le temps libéré du travail des représentant.e.s à la prévention serait sérieusement réduit, le programme de santé ne serait plus adopté par le comité paritaire mais par la seule compagnie, et le rôle des médecins indépendants de la santé publique, nommés par le comité paritaire, serait remplacé par un médecin désigné par la seule compagnie. Et nous ne traiterons même pas ici des reculs, tout aussi majeurs, au niveau de la réparation.

Il y a une raison fondamentale pour laquelle les mesures de prévention de la LSST, malgré leur efficacité démontrée pour la protection de la santé des travailleuses et des travailleurs, n’ont pas été étendues à la majorité des secteurs économiques ces derniers quarante ans : l’opposition d’un patronat, qui jouissait du soutien des gouvernements successifs. Et cela explique également le caractère défectueux du présent projet de réforme.

Il ne faut pas être marxiste pour constater que les intérêts du capital et du travail sont fondamentalement opposés sur la question de la santé et de la sécurité des travailleuses et des travailleurs. Ces dernières et derniers veulent protéger leur santé ; le patronat veut maximiser ses profits (compétition l’oblige) et défendre son pouvoir, ses « droits de gérance » (qui sont, entre autres - mais pas seulement - une des conditions permettant de maximiser les profits). Dans le cadre de la présente réforme, le Conseil du patronat est même allé jusqu’à exiger que les médecins de la Santé publique soient tenus à l’écart des entreprises.

Suivant le virage néolibéral des gouvernements qui demande une réduction du rôle de l’État (au moins en faveur des travailleurs et des travailleuses), la CSST avait décidé de créer une incitation économique à la prévention pour le patronat, genre « la sécurité est payante », en liant les cotisations des entreprises à la CSST aux montants des indemnisations que la CSST verse aux travailleuses et aux travailleurs accidenté.e.s ou malades. Mais au lieu de convertir le patronat aux bienfaits de la participation des travailleuses et des travailleurs à la prévention (après tout, ce sont elles et eux qui subissent les lésions et les maladies professionnelles et qui connaissent le mieux les dangers, et souvent aussi les meilleures solutions), la réponse des employeurs a pris les formes perverses de la judiciarisation du régime d’indemnisation et d’autres efforts pour externaliser les coûts (entre autres, par le recours aux agences de placement de personnel).

Cela nous amène au caractère paritaire (le nombre égal de représentant.e.s du patronat et du mouvement syndical) qui a caractérisé l’enjeu de la sécurité-santé au travail au Québec ces dernières quatre décennies. Il s’agit de la direction de la CNESST, du Comité consultatif du travail et de la main-d’œuvre, de l’Institut national de la santé et de la sécurité au travail, et aussi des comités de santé-sécurité des entreprises. On pourrait peut-être arguer que cet arrangement donne une sorte de pouvoir de véto aux travailleuses et au travailleurs contre des reculs (ce que semblerait nier le PL59). Mais il sert aussi – et surtout - à cautionner un statu quo largement inacceptable du point de vue de la santé des travailleuses et des travailleurs.

Car cet arrangement permet aux gouvernements, dont le « préjugé favorable » envers le patronat n’a cessé de s’accentuer depuis le milieu des années 1970, à se cacher derrière l’absence de consensus. On sait, par exemple, qu’à l’époque, le Conseil central de Montréal de la CSN, qui occupe depuis longtemps le flanc gauche du mouvement ouvrier québécois, au moment de l’adoption de la LSST a produit un « livre noir » en opposition à la participation syndicale au cadre paritaire proposé. Le CCMM craignait, avec raison, comme il s’est avéré, que cela serve à cautionner des décisions défavorables aux travailleuses et aux travailleurs et à décourager les efforts de mobilisation pour surmonter la résistance du patronat et des gouvernements aux mesures nécessaires pour protéger la santé et la sécurité des travailleuses et des travailleurs.

Un argument connexe est que la parité promeut l’idée, manifestement fausse et tout aussi démobilisatrice, d’intérêts communs du patronat et des travailleuses et des travailleurs en ce qui concerne la santé et sécurité de ces dernières et derniers.

Il est donc réjouissant de voir aujourd’hui une mobilisation contre le PL59 aussi unanime des syndicats et d’autres acteurs populaires actifs en la question, mobilisation compliquée évidemment par les conditions de pandémie. C’est seulement dommage qu’on ait attendu si longtemps pour agir ensemble sur un enjeu si vital pour la classe ouvrière.

Car après tout, la CSST (ensuite la CNESST) possédait depuis sa création il y a quarante ans tous les pouvoirs lui permettant d’étendre par règlement les mesures de protection à tous les secteurs (et aussi de renforcer le côté réparation), sans attendre une nouvelle loi. Ce n’est que le droit de véto effectif du patronat au conseil d’administration paritaire — et le refus des gouvernements successifs eux-mêmes, qui se cachaient là derrière — qui l’ont bloquée. Après tout, même dans leur propre secteur III, celui des services publics, les gouvernements n’ont pas vu l’intérêt d’appliquer les mesures de participation à la prévention prévues par la loi.

Est-ce trop espérer que l’enjeu de la santé et de la sécurité au travail, mise en avant par la pandémie et par le PL59, favorisera une remise en question par le mouvement ouvrier de l’idéologie du « dialogue social » ?

David Mandel

Professeur retraité à l’Université du Québec à Montréal

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