Édition du 3 décembre 2024

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La ronde de négociation de 1975-1976 (Texte 7)

Un compromis nettement à l’avantage de la partie syndicale

Bien que maintenant officiellement centralisée et directement prise en charge par l’État, la négociation dans les secteurs public et parapublic nous met vraiment en présence de deux logiques qui s’opposent. La partie patronale vise à contenir le flot des demandes syndicales, non seulement dans le cadre de la logique du marché, mais aussi dans les limites de la capacité de payer de l’État.

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La partie syndicale définit la rémunération des salariés en tenant compte de leurs besoins sociaux et refuse les limites que tente d’imposer l’État sur les clauses à caractère monétaire. Dans la perspective syndicale, non seulement l’État doit donner l’exemple aux employeurs du secteur privé (par le biais de la sécurité d’emploi), mais il doit aussi protéger pleinement le pouvoir d’achat des salariés en accordant l’indexation des salaires. Pour obtenir gain de cause, les salariés sont prêts à déclencher un conflit ouvert, et ce, sans s’arrêter à la légalité de leurs gestes ou sans craindre de défier les injonctions émises par les tribunaux.

C’est avec cette expérience des négociations antérieures que s’amorce la négociation de 1975-1976 dans les secteurs public et parapublic au Québec.

Sur le plan économique, le Canada et le Québec sont aux prises avec un taux de chômage croissant et un taux d’inflation galopant.

Tournant en dérision, lors de l’élection fédérale de 1974, un aspect du programme politique du Parti progressiste-conservateur au sujet de l’imposition d’un programme de gel des prix et des salaires, le premier ministre canadien, Pierre Elliot Trudeau, qui dirige maintenant un gouvernement majoritaire, décidera, un an plus tard, en octobre 1975, de soumettre au Parlement un programme de lutte à l’inflation, d’une durée de trois ans (de 1975 à 1978), comportant une limitation autoritaire des salaires.

S’inscrivant dans cette ligne de lutte contre l’inflation au détriment du chômage, le gouvernement du Québec, dirigé par Robert Bourassa, décide d’imposer au secteur public et parapublic québécois les objectifs du programme fédéral. L’entrée en récession des économies canadienne et québécoise en 1974-1975 et la forte hausse de l’inflation amènent les deux paliers de gouvernement à modifier certains aspects de leurs politiques économiques. Celles-ci s’inscrivent de plus en plus dans le cadre d’une perspective de gestion de crise. La lutte à l’inflation devient la priorité dans les politiques gouvernementales. Pour atteindre cet objectif, il faut : a) réduire les dépenses publiques et b) freiner la progression des salaires dans tous les secteurs de l’activité économique. À cette fin, les gouvernements d’Ottawa et de Québec adoptent respectivement les lois C-73 et 64 [1]. Pour l’essentiel, les mesures dites "anti-inflation" visaient à plafonner les hausses de salaire à 8, 6 et 4% pour les trois années d’application du programme.

Les demandes syndicales

Les revendications à incidence monétaire du Front commun intersyndical ne tiendront pas compte des priorités économiques dégagées par les deux paliers de gouvernement. Les pratiques d’opposition des membres du Front commun déboucheront sur un conflit ouvert. Les syndiqués défieront ces politiques de restriction salariale. Les objectifs du Front commun lors de cette ronde de négociation se présentent comme suit :

 à travail égal, salaire égal

 salaire minimum décent

 réduction des écarts

 augmentation des salaires qui tient compte de l’évolution des prix et de la richesse collective

 rattrapage du pouvoir d’achat des échelles.

Quatre grands objectifs structurent les revendications syndicales : rémunération salariale qui respecte la politique défendue lors du dernier front commun ; congés-maternité et garderies ; sécurité d’emploi et réduction de la tâche pour les enseignants ; gel de l’augmentation de la tâche par les suppression de postes dans les affaires sociales. Mais seule la première demande est négociée à la table centrale, et les objectifs salariaux deviennent l’enjeu majeur du front commun.

Les offres gouvernementales

Quant au gouvernement, ses objectifs sont les suivants :

Les offres initiales, déposées en novembre 1975, portent la marque du plan anti-inflation. Certes, les propositions patronales raccourcissent quelque peu les échelles, fusionnent certaines échelles de secrétaires et d’opérateurs en informatique et abolissent les classes chez les techniciens, mais pour l’essentiel, elles correspondent à une reconduction du statu quo. Quelques exceptions notables sont quand même à signaler : les pourcentages accordés aux magasiniers, aux ouvriers spécialisés et, surtout, aux infirmières dépassent largement ce qui est offert aux autres salarié-e-s. Le gouvernement invoquera les situations de marché pour justifier ces propositions.

Pour cette ronde de négociation, le Front commun se reconstitue. Le gouvernement tente de diviser le regroupement intersyndical. Il convient, en décembre 1975, d’une entente de principe avec le Syndicat des fonctionnaires de la Province de Québec (35 000 membres). Il accorde au SFPQ une augmentation salariale de 28%, mais obtient en retour une hausse de leur semaine de travail (de 32,5 heures à 35 heures). Le gouvernement tentera d’imposer ce « pattern » aux autres salariés syndiqués des secteurs public et parapublic. Pour faire entendre leur point de vue au gouvernement, les syndiqués du Front commun déclencheront divers moyens de pression que le gouvernement cherchera à restreindre ou à casser.

Le Front commun, privilégiant la stratégie dite du harcèlement, déclenche à dix reprises des grèves de 24 heures. Le gouvernement Bourassa essaie de restreindre, voire de supprimer le droit de grève, d’abord la loi 253 (décembre 1975) sur le maintien des services essentiels dans les hôpitaux, ensuite la loi 23 (avril 1976) qui force le retour au travail dans l’enseignement. Mais cette fois, les syndicats défient non seulement les injonctions, comme en 1972, mais les deux lois, malgré les menaces d’amendes et d’emprisonnement. À quatre reprises, ils débraient pour 24 heures. (CEQ-CSN, 1984, p. 269-270).

Le compromis obtenu par la partie syndicale

À l’approche d’une élection générale et surtout de la tenue des Jeux olympiques à Montréal, le gouvernement Bourassa, en juin 1976, formule une proposition de compromis. Cette proposition de règlement constitue un renoncement du gouvernement à imposer un plafonnement autoritaire aux revendications à caractère monétaire des syndiqués.

Cette proposition de compromis était nettement à l’avantage de la partie syndicale.

« Si l’on compare les objectifs opposés défendus par les deux parties, les résultats de la négociation représentent une victoire syndicale. L’amélioration des bénéfices marginaux, dont l’obtention d’un mois de vacances après une année de service, une clause d’indexation qui protège le niveau de vie et dont les montants sont intégrés aux échelles salariales, le $165.00 minimum à la deuxième ou troisième année de la convention et, surtout, le dépassement des normes gouvernementales telles que fixées dans les lois C-73 et 64 marquent de nets gains syndicaux. » (Piotte, 1979).

La ronde permettra d’enregistrer des gains appréciables (clause d’indexation étanche, enrichissement collectif et intégration des montants forfaitaires versés antérieurement à titre de compensation pour l’inflation). Lors de cette ronde de négociation, la politique anti-inflation du gouvernement se trouvera complètement « défoncée ».

« À la suite des intenses mobilisations du printemps, un règlement salarial interviendra au mois de juin 1976, avec un débordement pour le personnel enseignant et les techniciennes de la santé. La ronde permettra d’enregistrer des gains appréciables : la quatrième semaine de vacances après un an de service ; une clause d’indexation étanche, le rattrapage par l’intégration des forfaitaires et l’introduction d’un facteur dit d’enrichissement collectif de 2% par an. La politique anti-inflation du gouvernement se trouvera complètement défoncée alors que, pour la première année de convention, les augmentations varient de 28,8% à 50%, (35% en moyenne la première année pour les enseignantes et les enseignants). Grâce au relèvement proportionnellement plus fort du salaire minimum, le ratio maximum\minimum passe de 3,87 à 3,51 au cours de cette période. »

« On s’appliquera aussi à éliminer les discriminations salariales sexuelles les plus flagrantes en regroupant, par exemple, l’aide féminin à la cuisine avec l’aide masculin à la cuisine. »

« Chez le personnel enseignant, les deux échelles les plus basses seront abolies, tant dans les commissions scolaires que les collèges. La grille salariale sera régularisée pour assurer une conversion uniforme de l’expérience en scolarité à raison de 2,5 années d’expérience pour une année de scolarité. Cette grille restera en vigueur par la suite jusqu’au milieu de l’année 2001. » (Beaulne, 2003).

En août 1976, le gouvernement adopte une loi spéciale qui aura pour effet de mettre un terme à un arrêt de travail de 17 jours des 5 500 membres de la Fédération des infirmières et des infirmiers.

Conclusion

Malgré une volonté manifeste d’endiguer le flot des revendications salariales et malgré aussi des objectifs clairement établis de contenir la compression des dépenses publiques dans un cadre susceptible de ne pas alimenter l’inflation, le gouvernement, devant la détérioration du climat social et la montée de la désobéissance civile, renoncera à appliquer son programme anti-inflationniste de blocage réglementaire des salaires. Les ententes négociées ont pour effet de dépasser les limites fixées par la loi 64 sur le contrôle des salaires. La reformulation des règles du jeu par l’État législateur, ainsi que l’adoption de lois spéciales visant à assurer la régulation des rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic ne seront pas parvenues encore une fois à briser la dynamique revendicative des salariés syndiqués de ces secteurs, ni non plus à les discipliner quant à l’usage du seul et authentique moyen de pression qu’ils peuvent exercer lors des négociations avec l’État employeur : la grève. Malgré une conjoncture économique difficile caractérisée par une récession, malgré une loi plafonnant de manière autoritaire la progression salariale, le Front commun aura obtenu, par la voie de la négociation, une victoire importante. Le gouvernement du PQ (qui se fait élire le 15 novembre 1976), mettra en veilleuse l’application de la loi 64. Il retirera plus de 7 000 plaintes portées contre les grévistes qui n’ont pas respecté la loi 253. Il maintient les poursuites pour le non-respect des injonctions.

Yvan Perrier

BIBLIOGRAPHIE

Audet, Monique. 2011. « Quarante ans de négociations dans les secteurs public : 1966-2006 ». Bulletin d’histoire politique. Vol. 19, no 2, p. 143-152.

Beaulne, Pierre. 2003. « Négociations salariales : « Y’en aura pas de faciles ». In De mémoire vive : La CSQ depuis la Révolution tranquille, textes rassemblés par Marie Gagnon. Montréal : Lanctôt, p. 121-140

CEQ-CSN. 1984. Histoire du mouvement ouvrier au Québec : 150 ans de luttes. Montréal : Coédition CSN-CEQ, 328 p.

Desrochers, Luc. 1997. Une histoire de dignité FAS (CSN) 1935-1973. Québec : MNH, 389 p.

Hébert, Gérard. 1992. Traité de négociation collective. Boucherville : Gaëtan Morin éditeur, 1242 p.

Lemelin, Maurice. 1981. Les négociations collectives dans les secteurs public et parapublic : Expérience québécoise et regard sur l’extérieur. Montréal : Les Presses H.E.C. / Les Éditions Agence d’ARC Inc., 381 p.

Perrier, Yvan. 1992. Étude de certaines théories de la régulation et analyse de la régulation étatique des rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec de 1964 à 1986 (de la libre contractualisation à la négociation factice). Thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal, 745 p.

Perrier, Yvan. 2001. De la libre contractualisation à la négociation factice. Québec ; Éditions Nota bene, 148 p.

Piotte, Jean-Marc. 1979. « La lutte des travailleurs de l’État ». Les Cahiers du socialisme, no 3, p. 4-38.

Roback, Léo. 1969. « La politique salariale du gouvernement québécois ». Socialisme 69, no 16, p. 79-84. Voir également : https://www.csn.qc.ca/wp-content/uploads/archives/TravailPermanent_19690207_Vol05No05.pdf . Consulté le 8 octobre 2019.

Rouillard, Jacques. 2004. Le syndicalisme québécois : Deux siècles d’histoire. Montréal : Boréal, 335 p.

[1] L’application des mesures anti-inflation suivies par l’ensemble des gouvernements du Canada (fédéral et provinces) aura pour effet de renforcer le mouvement gréviste au pays. Le Canada ravira à l’Italie le titre de champion mondial des arrêts de travail. Au Québec, l’application de la Loi 64 viendra approfondir les clivages entre le gouvernement et les principales centrales syndicales. Ces dernières s’opposeront résolument au gouvernement libéral.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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