Son objectif affiché est d’assurer « une plus grande sécurité » aux Canadiens. Sa méthode consiste à rendre plus difficile la remise en liberté provisoire pour les accusés de crimes graves. Autrement dit, ce sera désormais à l’accusé de prouver qu’il mérite de ne pas être enfermé. Un « renversement du fardeau de la preuve », comme disent les juristes, mais aussi, disons-le clairement, un renversement du bon sens.
Devant un parterre de policiers de la GRC à Etobicoke, en Ontario, Carney a promis, le 16 octobre dernier, d’« inverser le scénario qui fait en sorte que les délinquants violents retournent rapidement dans nos rues ». Une phrase calibrée pour les manchettes, mais personne ne lui a posé la question qui fâche : dans quelle sorte de prisons compte-t-on enfermer tous ces prévenus ?
Carney, comme une bonne partie de l’opinion publique, semble ignorer qu’une prison surpeuplée est souvent plus dangereuse que les criminels qui s’y trouvent. Beaucoup d’établissements canadiens de juridiction provinciale débordent ; les gardiens le savent, les détenus le vivent, les chiffres le prouvent. Certaines prisons accueillent jusqu’à 134 % de leur capacité. Promiscuité, détresse, oisiveté et violence s’y alimentent mutuellement.
Le nouveau projet de loi vise particulièrement les prévenus, ceux qui attendent leur procès et n’ont, officiellement, accès à aucun programme de réinsertion. Au Québec, ces personnes n’ont même pas droit aux activités de réhabilitation offertes aux autres détenus. Déjà que les programmes disponibles aux détenus sont largement insuffisants. On les enferme pour « protéger la société », mais on les relâche dans un état pire qu’avant, ce qui commence, mine de rien, à ressembler à un crime d’État.
Le gouvernement prétend « inverser le scénario » du laxisme judiciaire. En réalité, il prolonge celui d’un système qui punit sans guérir, enferme sans comprendre et confond fermeté avec efficacité. Voilà donc comment on « assure la sécurité publique » : en transformant la détention provisoire en école du désespoir.
Pour soutenir sa nouvelle croisade, Ottawa prévoit d’engager mille nouveaux agents de la GRC, d’augmenter le nombre de gardiens et, peut-être, de construire de nouvelles prisons. Coût estimé : un milliard de dollars sur quatre ans. Un milliard pour plus de murs, plus de barreaux, plus de clés. Tout cela alors que le taux global de criminalité au Canada n’est pas en hausse. Seuls certains crimes violents, très médiatisés, ont connu une augmentation, mais ces chiffres suffisent à nourrir une politique de peur. Parce que le sentiment d’insécurité, c’est la matière première du pouvoir politique moderne : on s’y alimente, on le façonne, on le vend.
Sur les ondes, à Midi Info, le débat est verrouillé. L’invité appelé à commenter la nouvelle est un ancien sous-commissaire de la GRC, aujourd’hui consultant en sécurité privée. Pas un criminologue, pas un intervenant en réinsertion sociale, pas un ancien détenu. La complexité du réel dérange, alors on l’évacue.
Depuis au moins vingt-cinq ans, la sécurité est devenue une religion d’État. Le dogme est simple : plus de lois, plus de prisons, plus de répression. Et gare à celui qui ose douter : on le taxe de laxisme, de naïveté ou de complicité. Les gouvernements alternent, mais la liturgie reste la même : faire peur, promettre la fermeté, proclamer la tolérance zéro.
La sécurité, telle qu’on la présente souvent au public, sert moins à protéger qu’à rassurer, et surtout à enrichir ceux qui vendent la peur. Des entreprises et des gouvernements ont fait de l’insécurité un argument permanent pour vendre des systèmes de surveillance, des armes ou des politiques restrictives. Ainsi, la peur devient un marché, et la sécurité, un produit dont le principal bénéfice n’est pas la tranquillité des citoyens, mais le profit de ceux qui l’exploitent.
Si la prison fabrique du crime, si elle rend plus dangereux ceux qu’elle prétend réhabiliter, alors elle échoue fondamentalement à remplir sa mission. Elle ne rend pas service aux victimes, car elle ne prévient pas la récidive ; elle ne protège pas la société, car elle entretient un cycle de violence, d’exclusion et de désespoir. L’enfermement, lorsqu’il ne s’accompagne d’aucune réflexion, d’aucune perspective de reconstruction, devient une simple suspension du problème, un temps mort où rien ne se transforme, où la souffrance se recycle.
La justice, si elle devient vengeance, cesse d’être justice. Elle se contente de punir sans comprendre, d’exclure sans guérir. Or la vengeance ne répare rien : elle ne rend pas la dignité aux victimes, elle ne restaure pas le lien social, elle ne permet pas à l’auteur de prendre conscience du tort causé. Au contraire, elle enracine les blessures de part et d’autre. Une société qui se venge à travers ses institutions ne fait que reproduire ce qu’elle condamne : la violence, l’humiliation, la peur.
C’est pourquoi une justice véritablement humaine ne peut se penser qu’en termes de réhabilitation. Accueillir les personnes jugées dans un système qui cherche à les reconstruire, c’est leur offrir la possibilité d’un changement réel. C’est aussi protéger les victimes, non pas en isolant indéfiniment les coupables, mais en empêchant que d’autres ne le deviennent à leur tour. La sécurité collective repose moins sur la sévérité des peines que sur la capacité d’une société à transformer la faute en apprentissage, la chute en relèvement.
« La sécurité d’une société ne se mesure pas au nombre de personnes qu’elle enferme, mais à la manière dont elle choisit de les libérer. » Cette phrase, que je place en ouverture de ce texte, résume une philosophie de la justice fondée sur la dignité humaine. Libérer, ce n’est pas seulement ouvrir une porte ; c’est redonner une place, une chance, une responsabilité. C’est croire que nul n’est condamné à être le pire de lui-même. J’ose voire dans chaque être humain non pas un danger à neutraliser, mais une conscience à éveiller.
On martèle au public qu’il doit se sentir en sécurité, même si la sécurité qu’on lui vend n’est qu’une illusion comptable. Pourtant, le jour où les micros feront grève devant certaines déclarations populistes, peut-être entendra-t-on enfin le murmure que les murs des prisons répètent depuis toujours : une société se juge non à la facilité avec laquelle elle enferme, mais à l’intelligence avec laquelle elle libère.
Dans cette vidéo de 23 minutes, les détenus me confient leurs témoignages sur le concept de réhabilitation. Attachez vos tuques :
https://youtu.be/yl8YENGLRo4
Réhabilitation - 23 fev 2023
youtu.be
Que disent les statistiques ?
Que l’Indice de gravité de la criminalité a baissé de 4 % en 2024 après avoir augmenté pendant plusieurs années.
Que l’indice de gravité de la criminalité non violent (vols, délits de propriété, infractions liées aux drogues, etc.) a chuté de 6 % en 2024.
Violence vs crimes moins graves : Bien que l’Indice de gravité de la criminalité violent ait légèrement baissé en 2024, plusieurs types de crimes violents sont en hausse sur des périodes plus longues. Par exemple :
Depuis 2013, le taux de criminalité violente serait environ 30 % plus élevé qu’alors.
Le taux d’homicide a par ailleurs chuté entre 2023 et 2024 légèrement (de 1,99 à 1,91 homicides pour 100 000 habitants).
Vols de véhicules : baisse de 17 % depuis 2023.
Extorsion, exploitation sexuelle (enfants), crimes haineux, etc. : augmentation significative dans certains cas récents.
Tendance sur plusieurs années : Globalement, il y a eu une montée de certains crimes violents depuis le début des années 2010, par exemple, agressions sérieuses, extorsion, trafic humain.
Mais ces augmentations ne se traduisent pas nécessairement par une montée nette dans tous les indicateurs ou dans tous les types de crimes.
Mohamed Lotfi
Réalisateur du programme radiophonique Souverains anonymes à la prison de Bordeaux, pendant 35 ans.
17 octobre 2025
******
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :











Un message, un commentaire ?