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Contextualisation de la Crise d’Octobre 1970 (Texte 3 : Première partie)

La radicalisation du mouvement indépendantiste québécois au début des années soixante

Le développement du mouvement indépendantiste québécois est impossible à comprendre en dehors de la Révolution tranquille et ce pour deux raisons :


La première raison…

Parce que la Révolution tranquille va créer les conditions d’une politisation nouvelle de la question nationale québécoise en remettant au premier plan le problème de l’utilisation de l’État québécois comme levier d’émancipation nationale des QuébécoisEs aux plans économique, politique, culturel et social. Le renforcement en effet des interventions de l’État québécois pose le problème des compétences, des juridictions et des ressources de cet appareil d’État au sein de la structure politique fédérale. Aussi longtemps que l’État intervient peu, l’autonomie provinciale n’est pas un véritable enjeu politique central. Sous Duplessis, l’autonomie provinciale vise pour l’essentiel à dissimuler et à justifier sa politique réactionnaire. Mais, la réorganisation de l’appareil d’État et de son action sous la Révolution tranquille vient réactiver le problème des relations de l’appareil d’État au sein de la structure fédérale. Il devient dès lors de plus en plus évident que le nationalisme québécois doit s’ouvrir sur une radicalisation de l’autonomie provinciale[1]. La Révolution tranquille pose le problème en des termes nouveaux, de la possibilité de développer ici une bourgeoisie québécoise avec le soutien actif d’un appareil d’État plus ou moins souverain sur un ensemble de domaines. Autrement dit, la Révolution tranquille repose, dans des conditions nouvelles, des années 1960 à 1967-1968 environ, la question de l’indépendance politique du Québec.

La deuxième raison…

Parce que la Révolution tranquille va venir modifier radicalement les orientations idéologiques du mouvement national et du mouvement indépendantiste québécois. Contrairement aux années 30, le développement du mouvement indépendantiste comme aile radicale du mouvement national ne peut se faire que sur la gauche, ou tout au moins le centre gauche (la social-démocratie). La Révolution tranquille impose, en effet, un cadre idéologique, une problématique idéologique à l’intérieure de laquelle le nationalisme et l’indépendantisme doivent se développer. Désormais, avec la Révolution tranquille, le nationalisme s’identifie au progrès, à la modernité, à la rationalité et à l’efficacité administrative, à la planification, à l’intervention de l’État, au Welfare State.

La Révolution tranquille impose une problématique néo-libérale et néo-capitaliste[2] au nationalisme québécois. Problématique néo-libérale et néo-capitaliste[3] qui définit l’espace idéologique et politique où va désormais se développer le nationalisme québécois, cet espace à l’intérieur duquel sont posés et résolus les problèmes de la société québécoise. En fait, durant la Révolution tranquille se développe une idée qui sera largement partagée selon laquelle il faut moderniser et planifier le développement du Québec. Les grands débats idéologiques et politiques de l’époque portent par conséquent sur la priorité à donner au traitement de certains problèmes, au type de solutions néo-libérales et néocapitalistes à y apporter, à l’ampleur et aux modalités du repartage du pouvoir entre le gouvernement fédéral et celui du gouvernement du Québec.

Le mouvement indépendantiste compris comme une critique radicale du mouvement national dominant associé à la Révolution tranquille

Si on revient maintenant au mouvement indépendantiste et si on le définit comme pratique de radicalisation du mouvement national et pratique de politisation de la question nationale, il devient manifeste que la critique adressée par le mouvement indépendantiste au mouvement national dominant ne peut se faire qu’à l’intérieur de la problématique esquissée par la Révolution tranquille. Le mouvement indépendantiste se développe comme une critique radicale du mouvement national dominant alors associé à la Révolution tranquille et au célèbre slogan du Parti libéral du Québec : « Maître chez nous ». Mais cette critique ne peut se développer qu’à l’intérieur de la problématique néo-libérale et néo-capitaliste de l’époque.

Loin d’être un refus de la Révolution tranquille, comme cela aurait été le cas dans les années trente avec le mouvement indépendantiste qui se définissait alors comme une critique de droite et d’extrême droite de la société québécoise, la critique du mouvement indépendantiste se veut un dépassement de la Révolution tranquille, un approfondissement et une radicalisation de celle-ci. De toute façon, le mouvement indépendantiste n’a pas le choix. Refuser alors le progrès, la modernité, la démocratie, l’intervention de l’État, cela aurait correspondu à un geste associé à une attitude anti-québécoise. Cette radicalisation du mouvement national des québécois, exprimée par le développement du mouvement indépendantiste, doit obligatoirement emprunter une idéologie et une pratique nationaliste de gauche… cette pratique de gauche, à l’époque transitait par l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme.

Pour comprendre cela, il faut se replacer dans le contexte international des années cinquante et soixante. C’est le moment des grandes luttes de libération nationale dans le monde, en Afrique, à Cuba, en Algérie et au Vietnam. Au plan mondial, le nationalisme devient ouvertement et directement anticapitaliste et anti-impérialiste. Le nationalisme anti-colonisateur est synonyme de progrès, de justice, sociale, de liberté. Ainsi, compte tenu des orientations de la Révolution tranquille ici et des transformations idéologiques et politiques du nationalisme au plan mondial, la radicalisation du mouvement nationaliste à travers le développement du mouvement indépendantiste ne peut se faire qu’à travers l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme[4].

Les deux sont le véhicule privilégié de la radicalisation du nationalisme québécois. Dans ce cadre : la lutte nationale devient une lutte de libération nationale ; Ottawa est une puissance colonisatrice ; le Québec est une colonie exploitée et dominée économiquement, politiquement et culturellement ; la lutte de libération nationale exige une alliance de toutes les classes progressistes ; et le Québec subit en plus l’emprise impérialiste. Puisqu’il en est ainsi, des militantEs feront des liens entre la lutte de libération nationale des QuébécoisES avec la lutte du peuple cubain et du Vietnam.

Dès lors, une frange importante du mouvement indépendantiste développera la critique suivante de la Révolution tranquille : pour approfondir les réformes, les radicaliser, pour devenir « Maîtres chez nous », il faut briser radicalement avec le Canada, puissance coloniale. C’est l’existence du lien colonial et l’emprise US qui sont responsables des limites et des contradictions de la Révolution tranquille, le gouvernement Lesage est un gouvernement, expression taboue aujourd’hui, de « rois nègres »[5].

L’indépendance du Québec va signifier dès lors un approfondissement et une radicalisation de la Révolution tranquille selon deux orientations : socialisme décolonisateur et anti-impérialisme ou capitalisme d’État à l’algérienne ou à la manière des pays scandinaves.

Yvan Perrier

14 octobre 2020

yvan_perrier@hotmail.com

Le présent texte provient de mes notes de cours et s’appuie en grande partie sur les documents suivants :

Bergeron, Gérard et Réjean Pelletier (dir). 1980. L’État du Québec en devenir. Montréal : Boréal express, 413 p.

Boismenu, Gérard. 1981. Le duplessisme : Politique économique et rapports de force, 1944-1960. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 553 p. http://classiques.uqac.ca/contemporains/boismenu_gerard/duplessisme_pol_econo/duplessisme_pol_econo.html. Consulté le 23 septembre 2020.

David, Hélène. 1975. « L’état des rapports de classes au Québec de 1945 à 1967 ». Sociologie et sociétés, VII, (2). Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, p. 33-66. http://classiques.uqac.ca/contemporains/david_helene/etat_rapports_de_classe/rapports_classe.html. Consulté le 23 septembre 2020.

Denis, Roch. 1979. Luttes de classes et question nationale au Québec : 1948-1968. Montréal\Paris : PSI-EDI, 601 p.

Dickinson, John-A et Brian Young. 2003. Brève histoire socio-économique du Québec. Québec : Septentrion, 455 p.

Fournier, Louis. 1998. FLQ : histoire d’un mouvement clandestin. Outremont : Lanctôt, 533 p.

Laurendeau, Marc. 1974. Les Québécois violents. Montréal : Les éditions du Boréal Express, 240 p.

Linteau, Paul-André, et.al.. 1989. Histoire du Québec contemporain : Le Québec depuis 1930. Montraél : Boréal, 834 p.

Plusieurs auteurs. 1971. « Québec 70 : La réaction tranquille ». Socialisme québécois 21-22. Avril 1971. 209 p.

Plusieurs auteurs. 1984. Histoire du mouvement ouvrier au Québec : 150 ans de luttes. Montréal : CSN-CEQ, 328 p.

Rouillard, Jacques. 2004. Le syndicalisme québécois : Deux siècles d’histoire. Montréal : Boréal, 335 p.

Rouillard, Jacques. 2015. « Aux sources de la Révolution tranquille : le congrès d’orientation du Parti libéral du Québec du 10 et 11 juin 1938 ». Bulletin d’histoire du Québec, vol. 24 no 1, p. 125-158. https://www.erudit.org/fr/revues/bhp/2015-v24-n1-bhp02095/1033397ar/ . Consulté le 23 septembre 2020.

Roy, Fernande. 1993. Histoire des idéologies au Québec aux XIXe et XXe siècles. Montréal : Boréals express, 127 p.

Saint-Pierre, Céline. 1974. « De l’analyse marxiste des classes sociales dans le mode de production capitaliste ». Socialisme québécois, no. 24, p. 9-33.

Saint-Pierre, Céline. 2017. La première Révolution tranquille : Syndicalisme catholique et unions internationales dans le Québec de l’entre-deux-guerres. Montréal : Del Busso éditeur, 235 p.

Saint-Pierre, Céline et Jean-Pierre Warren. 2006. Sociologie et société québécoise : Présences de Guy Rocher. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 351 p.

Warren, Jean-Philippe. 2020. « Mort(s) du FLQ : La mort de Pierre Laporte jette le discrédit à peu près complet sur la voie terroriste ». Le Devoir, les samedi 10 et dimanche 11 octobre 2020, p. B9.

[1] D’où la revendication, par les libéraux de Jean Lesage, d’un statut particulier pour le Québec au sein de la fédération canadienne.

[2] « Néo-libérale » au sens qu’il s’agit d’un libéralisme qui autorise l’État à intervenir de manière dynamique dans le développement économique, social et culturel.

[3] Bourque, Gilles. 2019. « Le projet du PQ : Constituer un bloc social bourgeois ».

https://questions-nationales.quebec/le-projet-du-pq-constituer-un-bloc-social-bourgeois/ . Consulté le 12 octobre 2020.

[4] Brousseau, François. « Derrière le FLQ de 1970 : la constellation mondiale de l’ultragauche ». https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1740230/flq-souverainete-radicaux-gauche-conspiration. Consulté le 12 octobre 2020.

[5] Cette expression apparaît d’abord dans un texte signé par André Laurendeau dans Le Devoir du 4 juillet 1958, p. 4 (le texte était intitulé « La théorie du roi nègre »). Cette expression péjorative et raciste sera utilisée par des nationalistes indépendantistes pour être appliquée aux premiers ministres suivants : Duplessis, Lesage et Bourassa. Voir à ce sujet le texte de Pierre Serré, « D’un nationalisme « musclé » au nationalisme du parti québécois ». L’Action nationale, janvier-février 2017. https://www.action-nationale.qc.ca/tous-les-articles/auteur/307-numeros-publies-en-2017/janvier-fevrier-2017/1025-d-un-nationalisme-muscle-au-nationalisme-du-parti-quebecois. Consulté le 14 octobre 2020.

Sous la plume de Luc Racine, Pierre Elliot Trudeau est lui aussi présenté comme un « roi-nègre ». Racine, Luc. 1968. « Les mouvements nationalistes au Québec et la lutte pour le socialisme ». Socialisme 68, revue du socialisme international et québécois, no. 15, octobre-décembre 1968, pp. 37-46. http://classiques.uqac.ca/contemporains/racine_luc/mouvements_nationalistes_qc/mouvements_nationalistes_qc_texte.html . Consulté le 14 octobre 2020.

Zone contenant les pièces jointes

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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