Édition du 23 avril 2024

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Il y a 75 ans : Adoption de la Déclaration de Philadelphie

En ce mois de juin 2019, il est question du 75e anniversaire du débarquement de Normandie en 1944. Les membres de la classe dirigeante aiment commémorer certains événements belliqueux qui ont causé tellement de morts dans l’histoire de l’humanité. Pour ce qui est de certains faits porteurs de justice sociale, ils préfèrent, plus souvent qu’autrement, les passer sous silence.

Revenons, si vous le voulez bien, sur une initiative qui s’est déroulée il y a 75 ans à Philadelphie, cette ville dont le nom ne signifie rien de moins qu’« amour fraternel ». C’est le 10 mai 1944 qu’est proclamée une déclaration internationale des droits à vocation universelle : La Déclaration de Philadelphie. Quel est le but de cette déclaration ? Que prévoit-elle ? Que reste-t-il aujourd’hui de l’esprit de cette déclaration ?

Buts et objectifs de la Déclaration de Philadelphie [1]

Cette déclaration est proclamée le 10 mai 1944. Elle a pour effet de redéfinir les buts et les objectifs de l’Organisation internationale du travail (OIT). Organisation qui a vu le jour dans la foulée du Traité de Versailles de 1919. Elle énonce notamment les principes suivants :

« Le travail n’est pas une marchandise ;

La liberté d’expression et d’association est une condition indispensable d’un progrès continu ;

La pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous ; […]

Tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales ; […]

La Conférence reconnaît l’obligation solennelle pour l’Organisation internationale du travail de seconder la mise en œuvre, parmi les différentes nations du monde, de programmes propres à réaliser : […]

La reconnaissance effective du droit de négociation collective et la coopération des employeurs et de la main-d’œuvre pour l’amélioration continue de l’organisation de la production, ainsi que la collaboration des travailleurs et des employeurs à l’élaboration et à l’application de la politique sociale et économique. »

Un nouveau monde social à construire

Mai 1944, la victoire des Alliés ne semble plus faire aucun doute. Au sein de la classe dirigeante des USA, du Canada et de quelques pays d’Europe de l’Ouest, certains acteurs semblent convaincus que le jeu des forces économiques, abandonnées à elles-mêmes, ne permet pas d’atteindre les objectifs découlant de la justice sociale. Est-il nécessaire de rappeler ici, qu’à cette époque, la « Grande crise des années trente » n’est pas un souvenir lointain. Place, entre les États-nations et les acteurs sociaux nationaux (représentants des employeurs, de l’État et des ouvriers) des pays alliés, à la collaboration afin d’améliorer les conditions de vie et d’existence de la classe ouvrière. Place donc à l’affirmation des droits syndicaux et à la promotion et à l’adoption d’un régime de libre négociation des conditions de travail et de rémunération.

Que reste-t-il aujourd’hui de cette Déclaration ?

À l’heure de la mondialisation et du triomphe de l’idéologie rétrolibérale, on peut se demander ce qui reste de l’esprit de cette Déclaration de Philadelphie qui avait pour objectif de donner aux États-nations les moyens d’éviter la destruction totale des individus et des sociétés. Réponse : fort peu de choses. Constatons que depuis la fin des années 1970 et le début des années 1980, nous avons été témoin d’un grand retournement de situation. Le droit du travail n’a nullement progressé, il a plutôt, au cours des quarante dernières années, régressé. L’objectif de justice sociale a été abandonné et durant cette période, le pouvoir politique s’est laissé inféoder aux exigences des impératifs d’une économie mondialisée. La création de la richesse, qui provient du travail du plus grand nombre, est de plus en plus accaparée par une minorité de possédants qui se comportent en véritables égoïstes asociaux.

Le renversement de situation s’est effectué à partir de la fin des années 1970, avec Margaret Thatcher et le début des années 1980, avec Ronald Reagan. C’est à partir de ces deux événements que la doctrine rétrolibérale va gagner de plus en plus des adeptes en Grande-Bretagne et aux États-Unis, pour ensuite se répandre dans tous les pays occidentaux. Cette doctrine aura pour effet de défaire la vaste majorité des mesures qui ont été mises en place durant l’ère keynésienne. Les nationalisations de certains produits (comme l’électricité, le gaz, la poste, les autoroutes, les chemins de fer, etc.), qui ont été réalisées au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, seront dans plusieurs pays privatisées. Idem pour certaines mesures associées à l’État-providence. Le crédo rétrolibéral se résume à quatre points essentiels :

1) chaque individu est responsable de son sort ;

2) l’être humain est un homo oeconomicus. Il fonctionne selon une logique utilitariste et agit en fonction de son intérêt personnel ;

3) le marché est un « régulateur spontané ». À ce titre il implique la liberté la plus totale pour tous ;

4) le monde est un vaste marché où doit primer la concurrence.

C’est dans le contexte du ralentissement de la croissance économique et de la hausse simultanée des taux d’inflation et de chômage, à partir de la fin des années soixante, que se déclenche l’offensive rétrolibérale. Les dirigeants politiques occidentaux se convertissent aux thèses de Friedman et font de la lutte à l’inflation (devant la lutte au chômage) leur priorité. La campagne de lutte aux déficits budgétaires,(déficits imputables selon les néolibéraux aux politiques keynésiennes elles-mêmes), entraîne des coupures importantes et massives dans les dépenses gouvernementales. La sécurité du revenu et l’assurance chômage seront considérés comme des mesures qui entraînent une hausse du chômage. Ils feront l’objet d’une dramatique remise en cause. Le mouvement syndical se fera imposer différentes mesures dites de « flexibilité du marché du travail ». S’ajoutent à cette panoplie de mesures anti-sociales divers projets de privatisation et de dérèglementation qui seront adoptés par plusieurs gouvernements. En dernier lieu, petit à petit l’idée d’une libre circulation des capitaux à l’échelle mondiale s’imposera comme la norme du commerce international.

Conclusion

Force est de constater aujourd’hui que ce document très important (La Déclaration de Philadelphie) n’a pas donné lieu à une application véritable. Pourquoi les promesses contenues dans cette Déclaration ont-elles été oubliées ? J’ hasarde ici les éléments de réponses suivants : la Déclaration de Philadelphie doit être vue comme un docu­ment qui relève de la diplomatie internationale, c’est-à-dire un document au contenu généreux qui n’a pas connu, comme c’est souvent le cas avec les grandes déclarations internationales, de suivi véritable. Il faut le dire, les déclarations, les traités et aussi les lois adoptées par un pays, ne donnent pas toujours lieu à une application rigoureuse de ses principes proclamés. Les dirigeantEs politiques collent tantôt leurs pratiques sur le droit et à d’autres moments s’en éloignent. Ajoutons que certains juges vont interpréter le droit de manière libérale, d’autres de manière restrictive. L’esprit critique nous invite donc à ne pas établir de correspondance automatique entre un document juridique et son application. Il est impossible, selon nous, de prédire ou de déduire le fonctionnement d’une société à partir d’une déclaration internationale, du droit ou de la loi. Autre élément d’explication un peu plus troublant à énoncer. La vie sociale se noue autour de rapports de force qui fluctuent dans le temps. Qui aime se faire rappeler ses défaites ? Pas celles et ceux qui voient leurs gains d’hier s’effriter dans le temps. C’est ce qui peut expliquer le silence de certaines personnes qui auraient pu nous rappeler le 75e anniversaire de la Déclaration de Philadelphie.

Yvan Perrier

Notes

[1] Vous trouverez le texte intégral de la Déclaration de Philadelphie et de son suivi à l’adresse suivante : https://www.ilo.org/declaration/thedeclaration/textdeclaration/lang--fr/index.htm .

[2] « (F)reedom of speech, freedom of religion, freedom from want, freedom from fear. » Traduction libre : « Liberté de parole, liberté de religion, libération du besoin, libération de la peur. »

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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