Édition du 23 avril 2024

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L’héritage des Patriotes (première partie)

Dans les années 1830, un puissant mouvement républicain est apparu sur la vallée du Saint-Laurent. Une partie importante de la population s’est soulevée contre le joug de l’Empire britannique. Sous l’égide d’une nouvelle élite locale dont Louis-Joseph Papineau, les paysans et les prolétaires des villes se sont réunis en assemblées populaire. Ils ont délibéré, argumenté et convenu d’un programme réclamant en substance la fin de ce pouvoir autocratique et discriminatoire. Modéré sur la forme, le programme des Patriotes proposait au régime colonial de demeurer dans l’Empire, mais en tant qu’État indépendant. Dans le Bas-Canada (le Québec d’aujourd’hui), ce mouvement a pris une ampleur sans précédent. Les porte-paroles du Parti Patriote ont été élus et réélus tout au long de la période avec de fortes majorités. Des rassemblements populaires de plusieurs milliers de personnes ont eu lieu en de nombreux endroits. Parmi les jeunes, le sentiment républicain était vif au point où ils ont constitué des milices armées (les « Fils de la liberté »), prêtes à en découdre avec l’armée coloniale et les bandes armées mises en place par celle-ci pour terroriser Montréal et Québec.

Dans le Haut-Canada, le mouvement n’a pas pris cette dimension de masse, bien qu’un vif sentiment républicain se soit manifesté autour de William Mackenzie, le populaire maire de Toronto. Certes, l’Empire a bien joué la carte ethnique pour éloigner les populations anglaises, écossaises et irlandaises du mouvement qu’il présentait comme un « complot » français et papiste !

D’emblée, le rapport de forces était assez défavorable aux Patriotes. L’Empire britannique était à son sommet. Il contrôlait la moitié du monde, débarrassé de son adversaire français (la France napoléonienne avait été définitivement vaincue en 1815). Dans les Amériques, la caste dominante aux États-Unis était soucieuse de cultiver les rapports économiques avec l’Angleterre (comme les lucratives exportations de coton produit par les esclaves africains dans le sud des É.U.), En Europe, les Empires s’entendaient entre eux pour se diviser le gâteau plutôt que de s’affronter (ils le feront à partir de la fin du dix-neuvième siècle). Dans les colonies, des révoltes sporadiques éclataient, mais rien ne menaçait encore le pouvoir répressif et prédateur des Empires (cette situation a changé au début du vingtième siècle).

On comprend alors que les leaders Patriotes ont hésité avant de se lancer dans la confrontation. Les moyens pacifiques (pétitions, manifestations non-armées), accompagnées de fréquentes visites en Angleterre, n’ont cependant rien donné. Toute réforme même très mitigée était vue par le pouvoir colonial comme une intolérable insulte, voire une menace potentielle.

La faiblesse des Patriotes se manifestait également sur le plan interne. Le dispositif réactionnaire animé par l’Église catholique avait dès le début de la colonisation britannique été pensée comme un efficace verrou. L’influence de l’Église s’exprimait par le fait qu’elle était également un outil défensif de l’identité. Une partie importante de l’élite, par ailleurs, bien qu’elle ait été plutôt favorable au projet patriote, ne voulait pas mettre en péril ses opérations commerciales, en tant que relais-subalternes d’une bourgeoisie en émergence agissant à l’ombre de l’Empire. Il y avait enfin des facteurs régionaux. Ainsi, Québec et sa périphérie est restée majoritairement imperméable au discours patriote, alors que la mobilisation prenait son essor à Montréal et ses couronnes nord et sud.

Ce sont tous ces facteurs et d’autres qui ont fait en sorte que l’insurrection a échoué dès les premières semaines de la fin de 1837. Des combats épisodiques, sans stratégie, sans leadership militaire ont conduit à l’écrasement assez rapide des forces républicaines. Plus tard réfugiés aux États-Unis, les chefs n’ont jamais pu organiser une deuxième vague, d’où les coûteuses défaites de 1838. En fin de compte, cette insurrection était totalement prématurée. Le courage des combattants ne pouvait se substituer à ce qui n’existait pas à l’époque, c’est-à-dire un projet politico-militaire organisé, disposant d’une stratégie à long terme et de tactiques éprouvées pour affaiblir le pouvoir colonial.

Après cette défaite, le recul a été terrible. Les Patriotes se sont divisés. Papineau a été plus ou moins isolé. Les réseaux des Fils de la liberté ont été pourchassés, exilés et détruits. Une nouvelle génération de collabos de l’Empire que l’historiographie réactionnaire qualifie de « modérés » a pris le relais pour négocier, dans des conditions totalement défavorables, la capitulation, pire encore, la refondation du Canada colonial. En 1840, le tout était scellé dans l’union des deux Canadas, puis plus tard, dans l’Acte de l’Amérique du nord britannique (1867) que des hypocrites appellent la constitution.

Pour faire passer la pilule, le pouvoir britannique a habilement concédé sur deux points. Il a cédé une partie du pouvoir de légiférer et de taxer à l’élite locale. L’assemblée consultative devenait alors un « gouvernement responsable », dans une sorte de pacte entre l’élite et le pouvoir colonial. L’élite acquérait une « autonomie relative », pouvait développer le capitalisme, tout en restant un fidèle subalterne à l’Empire. Autre compromis, le pouvoir colonial a judicieusement abandonné l’idée d’éradiquer la population francophone du Bas-Canada, tout en écrasant toute velléité d’étendre le fait francophone dans l’ouest (ce qui est arrivé avec les Métis et Louis Riel). Les cléricaux et les collabos ont vu leur hégémonie confirmée dans l’ombre de l’Église. Malgré quelques soubresauts (opposition à la guerre impérialiste de 1914), la population a été confinée dans un espace politique, culturel et économique totalement subjugué, tenu par des potentats locaux dont Maurice Duplessis fut l’ultime représentant, jusqu’à temps que se réorganise un mouvement d’émancipation sociale et nationale dans les années 1960.

Certains intellectuels, journalistes et autres réactionnaires qui occupent 99 % l’espace médiatique comparent le moment actuel à cette grande noirceur qui a perduré pendant plusieurs décennies. Ils se réjouissent de voir la « menace » s’estomper et ils pensent qu’ils pourront, enfin, liquider l’essor d’un mouvement social républicain et patriotique. Ils sont secondés par les descendants intellectuels des collabos, tels les Lucien Bouchard et ses comparses du PLQ, de la CAQ, appuyés par des intellectuels et journalistes de service. Ils émergent d’une bourgeoisie provinciale qui accepte, parfois avec réticence, la domination canadienne, parce qu’en fin de compte, ils ont encore plus peur du peuple que du capitalisme torontois.

Tous disent la même chose : « c’est fini. Il faut capituler ». Ils oublient de dire que la défaite est le résultat de leurs actions, de leur peur du changement, de leur incapacité de penser stratégie et de leur irrésistible désir de s’en tirer individuellement, au détriment de la masse du peuple. Pendant des années, ils ont bloqué la mise en place d’un projet articulé. Ils ont reculé devant les batailles nécessaires, au lieu de penser à ériger d’autres rapports de forces et d’autres stratégies. Aujourd’hui comme hier, Québec inc (à part quelques individualités déconnectées comme PKP) est prêt à échanger quelques discours nationalistes contre de bonnes occasions d’affaires.

Du côté populaire, la réflexion s’impose. En fin de compte, le rapport de forces actuel n’est pas favorable au projet d’émancipation, en bonne partie à cause des facteurs évoqués plus haut. Pour autant, le mouvement populaire reste fort, on l’a encore vu avec l’exceptionnelle mobilisation du printemps 2012. C’est dans ce contexte que de nouveaux débats stratégiques s’avèrent nécessaires.

En partie, les militant-es doivent revisiter l’histoire. Depuis les années 1960, quelques individualités exceptionnelles, comme Stanley Ryerson, Gilles Bourque, Jean-Marc Piotte, Nicole Frenette, Yvan Lamonde et d’autres, ont brisé la glace. Le travail continue aujourd’hui, comme dans le Bulletin d’histoire politique et le Centre d’histoire sur le travail (CHAT). Certes, se retourner vers le passé, du moins dans une perspective progressiste, c’est pour réfléchir sur aujourd’hui et sur demain, et non pas pour remplir les poussiéreuses tablettes des bibliothèques.

Il y a plusieurs éléments sur lesquels il faut effectivement s’arrêter. Les Patriotes ont pensé que la force de leurs idées était suffisante et ils se sont trompés. Leur organisation était déficiente, incapable d’actions centralisées. Ils ont laissé des jeunes se substituer à l’organisation populaire (on a vu cela avec le FLQ dans les années 1960). Ils ont mal pensé les alliances et encore moins comment élaborer une résistance prolongée, capable de diviser l’adversaire. Par exemple, il n’y eut jamais de coordination réelle avec les républicains du Haut-Canada. Aux États-Unis, les efforts ne furent jamais convaincants pour se lier aux mouvements populaires émergents. La jonction avec les peuples autochtones, que les Patriotes considéraient comme des alliés potentiels, ne s’est pas faite.

Maintenant et aujourd’hui, la force populaire s’interroge. Elle est plus aguerrie intellectuellement parlant, autrement mieux organisée. Elle dispose de relais importants dans toutes les sphères de la société. Elle est branchée localement et internationalement. Pour autant, le défi reste immense. Le débat commence.

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