Édition du 16 avril 2024

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Économie

Les mues du boa capitaliste

C’est reparti ! On parle beaucoup ces temps-ci des effets sociaux de la COVID-19, notamment de ses répercussions sur le monde du travail ; souvent pour plaindre les "pauvres employeurs" à court d’employés en raison du régime d’assurance emploi devenu trop généreux au goût de certains commentateurs et certaines commentatrices.

L’inflation préoccupe aussi en raison du hausse du coût de la vie qu’elle provoque. Mais dans les médias, on se met aussi à monter des dossiers sur les travailleurs et travailleuses pauvres, le plus souvent à statut précaire et sous-payés, une catégorie qui inclut désormais même des "intellectuels".

"Qui s’instruit ne s’enrichit même plus nécessairement. Les maisons d’édition, les salles de rédaction et les classes sont remplies d’intellectuels précaires. Ils ne pédalent pas pour livrer des paquets, certes, mais ils n’en sont pas moins sous-payés eux aussi pour faire fonctionner le système", écrit Stéphane Baillargeon dans l’édition du Devoir de la fin de semaine des 18 et 19 décembre.

On peut dire que le coronavirus a servi de révélateur d’une situation socio-économique peu reluisante, mais on doit insister sur le fait que celle-ci n’a pas débuté en mars 2020, ni même à l’occasion d’une crise plus ancienne, celle de 2008-2009.

Il faut remonter au "choc pétrolier" de 1974-1975 pour en comprendre les tenants et aboutissants. Il a ébranlé le monde de l’emploi mis en place depuis 1945 (ou à peu près). Le taux de chômage a alors grimpé brusquement, le phénomène de la "stagflation" a fait irruption ; le patronat, pour affronter la diminution de son taux de profit suite à la hausse des prix des matières premières (surtout le pétrole et ses multiples dérivés) a commencé à miser sur la précarité de l’emploi pour diminuer "les coûts de la main d’oeuvre", une stratégie qui s’est répandue durant les années 1980 et 1990.

Rappelons que jusque là, la norme qui régissait le marché du travail était l’emploi permanent à temps plein ; les autres types de boulot étaient plutôt marginaux, résultant du choix individuel de non conformistes ou d’artistes.
Pour résumer commodément, on est passé non sans heurts d’une gestion keynésienne du capitalisme, dans lequel l’État jouait non seulement un rôle important de régulateur dans les relations entre les classes sociales et assurait une redistribution plus ou moins poussée de la richesse produite à un autre genre de capitalisme, qu’on devait qualifier de "néolibéral" (je préfère pour ma part le terme rétrolibéral), beaucoup plus brutal et inégalitaire.

"Gros État, gros patronat et gros syndicats", cette expression résume bien la mode de fonctionnement du keynésianisme. Il y avait un resserrement assez fort entre la production et la redistribution à l’endroit des travailleurs et travailleuses, ce qui se traduisait par des programmes de sécurité sociale plus ou moins poussés.
Les emplois permanents n’étaient certes pas tous bien payés ni intéressants de 1945 à 1974, et il y eut de sérieux conflits de travail parfois, mais dans l’ensemble ils assuraient aux travailleurs et travailleuses une certaine sécurité financière et à la faction de la classe moyenne montante un espoir de promotion professionnelle assez enthousiasmant.

De la fin de la décennie 1940 jusqu’au début des années 1980, les centres de dépannage alimentaire et vestimentaire étaient rares, alors qu’aujourd’hui ils sont presque devenus une industrie.

Ce n’est pas l’effet du hasard, mais de choix politico-économiques délibérés. De 1980 à 2000, le système capitaliste a brutalement mué, enchaînant crise sur crise : afin d’affronter la concurrence commerciale des puissances émergentes et maintenir à tout prix (c’est le cas de le dire) la viabilité du système capitaliste, les classes politiques ont rétréci le marché régulier de l’emploi et favorisé le pouvoir patronal au détriment des travailleurs et travailleuses. Cette réorientation impliquait entre autres une diminution de l’accès aux programmes sociaux pour rendre les sans emploi plus "disponibles" envers les employeurs. En haut lieu, on a qualifié ces stratégies de mesures d’austérité, une austérité à sens unique puisque si les travailleurs et travailleuses en ont beaucoup pâti, le monde de la finance et du patronat, lui, s’est enrichi de façon vertigineuse, pour ne pas dire scandaleuse.

Bref, on a assisté durant cette période à un découplage relatif entre production et redistribution, ce qui contraste avec les pratiques du capitalisme keynésien.
Les crises se sont succédées : la grande récession de 1982-1984, décisive, une autre en 1990-1992, encore une en 2008-2009 et pour finir, l’actuel ralentissement économique. Ce dernier ne fait donc que révéler les contradictions du rétrolibéralisme en vigueur depuis les années 1980. De ce point de vue, rien de nouveau sous le soleil.

Toutefois, on a vu du côté d’Ottawa un élargissement récent de l’accès au système d’indemnisation du chômage, un phénomène inédit depuis le milieu des années 1970. On y parle même d’une réforme majeure de l’assurance emploi pour le printemps 2022. Il y eut aussi en 2017 l’instauration du Supplément de revenu garanti (le SRG) pour les personnes âgées pauvres.

Serait-ce le début d’un temps nouveau ? L’avenir le dira. Chose certaine, les éléments lourds du rétrolibéralisme modelant le marché de l’emploi demeurent, en particulier la précarité poussée de celui-ci.

La présente crise sociale ne constitue donc que le résultat récurrent de politiques sociales restrictives qui datent de quatre décennies. Le genre de reportage publié dans le Devoir et aussi dans le dernier numéro de la version papier du quotidien 24 Heures (celui paru le 16 décembre) ne sont pas une première. Ils prennent le relais de bien d’autres déjà sortis au fil des ans.

Le capitalisme rétrolibéral tire-t-il à sa fin ou ne connaît-il que des difficultés provisoires ?
Faites vos jeux !

Jean-François Delisle

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