Édition du 16 avril 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Les Jeannettes et la « guerre des civilisations »

La pathétique performance de certaines Janettes la semaine passée a fait ressortir les côtés « noirs », plus ou moins « cachés » du faux débat actuel sur les valeurs. On pourrait décider de ne pas prendre cela au sérieux, on pourrait dire que c’est de l’ignorance. On pourrait dire que c’était une erreur. Mais je crains que cela soit plus grave que cela en a l’air. D’une part, la xénophobie et le racisme ne sont pas à prendre à la légère. Et contrairement à une idée bien ancrée, ce n’est pas le fait seulement de couches déclassées, semi-analphabètes, de « red-necks » des « régions arriérées ».

La « civilisation anglo-saxonne »

Dans l’institution « avancée » où je travaille, il y a beaucoup de personnes en apparence très éduquées qui ont un sentiment profond mais inavoué (et inavouable) qu’il y a « nous » et qu’il y a « eux ». Les frontières de ce « nous » et de ce « eux » sont variables. Elles se définissent en fonction de situations, de conjonctures, de polarisations. Il y a des racismes « anciens », contre les Autochtones en particulier. Du côté des élites anglophones, persiste une vision généralement négative du peuple québécois et en généralement, du monde « non-anglophone ». Pendant des générations et des générations, l’idéologie dominante en Angleterre puis aux États-Unis a été construite autour du mythe de la « civilisation « anglo-protestante ». Des collègues qui ont la réputation de « savants » pensent sérieusement que l’Angleterre a inventé la démocratie, les droits, la modernité et pourquoi pas, les chemins de fer.

Ils sont totalement convaincus que les « autres » sont toujours restés dans leur arriération. Ce sentiment diffus se perpétue aujourd’hui d’une manière surprenante, tant pour une certaine intellectualité réactionnaire qu’au sein des couches populaires (en pensant au commentateur raciste à CBC, l’ineffable Don Cherry). Il n’est pas seulement un vulgaire clown, mais l’une des personnalités les plus populaires au Canada anglais. Dans cet univers, le « nous » est cette « race » supérieure (on n’emploie plus ce mot mais cela revient au même), et il y a le « eux » dans lequel pataugent des semi-humanités. Pour cette vision, les problèmes économiques, la corruption, les comportements erratiques qu’on observe au Québec, sont une conséquence de ce manque de civilisation. Comme me le disait un collègue de Calgary il n’y a pas si longtemps, « vous êtes comme cela »…

Racisme et colonialisme

Si la xénophobie était limitée à une certaine culture dominante WASP, on ne s’en ferait pas trop. Après tout, c’est une petite minorité dans le monde et de plus, et en plus, c’est même contesté à l’intérieur des sociétés et des cultures dans les pays anglo-saxons par des courants démocratiques et inclusifs importants. Mais le problème n’est pas seulement là. Dans le passé, d’autres puissances coloniales se sont lancées à l’assaut du monde au nom de la « civilisation ». On ne peut oublier par exemple le génocide commis par les régimes monarchiques et militarisés de l’Espagne et du Portugal dans les Amériques. L’épée dans une main, la bible dans l’autre, on a égorgé, mutilé, mis en esclavage et détruit des sociétés entières. La France impériale, tant durant la période monarchique qu’après la révolution, a agi à peu près de la même façon en contribuant de manière substantielle à la mise en place de ce terrible « triangle de la mort » entre l’Afrique subjuguée, l’Amérique des plantations et l’Europe de l’industrialisation.

Les esclaves africains transportés en Haïti et ailleurs dans les Amériques ont joué un grand rôle dans le « décollage » industriel de l’Europe. Dans l’imaginaire européen, il était normal qu’une civilisation « supérieure » s’impose aux sauvages, y compris le long de la Vallée du Saint-Laurent où la colonie tentait de déposséder les populations amérindiennes. Ce voulant dire, malgré que ceux qui voulaient déposséder les « sauvages » aient été dépossédés eux-mêmes par l’Empire britannique, il y a un fonds culturel assez profond, ici au Québec, qui s’apparente, sans avoir les mêmes formes, à ce qu’on voit ailleurs.

Le « droit » des « civilisés » à dompter les « sauvages »

Faisons maintenant un bond de quelques centaines d’années. L’Empire américain, digne héritier de la « civilisation anglo-saxonne » est en déclin. Ses « accomplissements », le capitalisme industriel, la marchandisation des sociétés et du bien commun, le pillage impérialiste, ne parviennent plus maintenir la domination. La résistance éclate, sous mille visages et voix. Des Empires concurrents émergent. Face à cet irrésistible déclin, les élites américaines ont choisi de jouer la carte de la militarisation, de la reconquête, de ce que Bush a appelé la « guerre sans fin ».

Ce qui est important est l’enveloppe culturelle dont se pare ce néo-impérialisme. Maintenant que le racisme « vulgaire » n’a plus la cote (bien qu’il soit encore très présent) émerge un néo-racisme, un discours qui reprend le thème de la « civilisation » et des « barbares » sous des formes plus ou moins subtiles. Le problème n’est pas la résistance à l’occupation, ni la violence extrême exercée par les États-Unis et leurs larbins canadiens et européens, mais la « civilisation » islamique. C’est un imaginaire qui a été construit de longue date, par d’éminents profs d’université comme Bernard Lewis et Samuel Huntingdon notamment, et qui réinterprète l’histoire du monde à partir des Croisades (un mot repris par Bush). Les sociétés où l’islam est prévalent sont « barbares », anti-modernité, violentes. Elles ne peuvent pas changer, car elles sont antinomiques avec les droits, ceux des femmes en particulier.

C’est ce narratif qui domine depuis déjà plusieurs années, bien avant les évènements du 11 septembre 2001. Une « variation » si on peut dire de cette thématique raciste a été développée en France, dans le sillon de l’occupation coloniale du Maghreb et notamment de la guerre d’indépendance de l’Algérie. Les Français si vous vous souvenez étaient en Algérie pour « libérer » la femme algérienne et « moderniser » le pays, ce qui leur donnait le « droit » de tuer, de torturer et de pousser des milliers d’Algériens à l’exil pour aller travailler dans la « métropole » dans les usines à bas salaires. Sous certaines formes, ce colonialisme raciste a été intégrée par des démocrates, voire des gens de « gauche » qui ont fait semblant de ne pas comprendre pourquoi les Algériens se révoltaient, et se révoltent toujours.

La chicane dans le village d’Astérix

Ici au Québec, on est à la fois loin et proche de tout cela. On ne se fera pas d’illusion sur le fait que la culture « dominante » est fortement influencée par l’« imaginaire » anglo-nord-américain, relayé par Hollywood. Une part importante de la population pense effectivement que les « barbares » nous menacent, quelque part entre Kaboul et Gaza. Au cas où elle l’oublierait, on a les voyous des médias-poubelles pour le rappeler. On a, dans une partie de notre tradition, cette vision catholique colonialiste et méprisante. On a aussi une partie d’intellectualisation à la française, qui recycle la « guerre des civilisations » dans une noble mission pour « libérer les femmes ». On a tout cela, et bien d’autres choses encore. Mais on n’est pas totalement subjugué, une chance ! Le discours du « nous » exclusif est de moins crédible pour les plus jeunes générations.

Contrairement au mépris affiché par les nationalistes de droite, cette pensée ouverte n’est pas contre le projet d’indépendance du Québec. Au contraire, c’est elle qui pourrait faire la différence. Plusieurs mouvements féministes, à commencer par la FFQ, ne sont pas d’accord avec l’ostracisme proposé contre une partie de la population, au nom d’une manipulation perverse du concept d’égalité. Sur la question de la laïcité, l’opinion est majoritaire à l’effet qu’il est nécessaire de séparer la religion des affaires publiques, mais sans détourner cette idée pour profiler les Musulmans et les Musulmanes. C’est une perspective éthique : on ne lutte pas contre une discrimination en en créant une autre. C’est une question pédagogique : on ne force pas les gens à changer à coups de bâtons. Et c’est une question politique : l’émancipation nationale et sociale du Québec se fera avec les immigrant-es, ou tout simplement, elle ne se fera pas.

Du véritable usage des « signes ostentatoires »

Finissons par le commencement. Notre société est pleine de signes ostentatoires et de pratiques totalement méprisants pour les femmes. Cela a peu à voir avec la religion. La « vraie » religion qui nous opprime est celle qui découle du système actuel, et qui marchandise tout, y compris les corps. Le corps des femmes est une marchandise, qu’on vend et qu’on achète. Le message s’infiltre partout, y compris auprès des filles dans les écoles : pour réussir, il faut « vendre » son image en se conformant aux stéréotypes en cours, y compris vestimentaires. S’il y a une menace contre les valeurs, c’est bien là qu’elle réside. En répétant les stupidités insultantes et ignorantes sur l’islam, les Janettes nous ont déshonorés. J’imagine qu’à la longue, on pourra réparer les dommages.

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