Édition du 16 avril 2024

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Féminisme

Prostitution au Canada : les femmes autochtones sont sur-représentées. Peut-on s'en sortir ?

L’importance accrue que revêtent les débats chez les féministes à propos du Code criminel en matière de prostitution remonte au jugement de la Cour Suprême sur le cas Bedford v. Canada en 2007. L’argument principal plaidé alors était que la loi, qui criminalisait le proxénétisme, la sollicitation à des fins de prostitution et la tenue de maisons closes, était inconstitutionnelle. En droite ligne avec ce raisonnement, en Ontario le 26 mars 2012, la juge Susan Himel a émis un jugement décriminalisant les bordels.

Article original : Canada : Aboriginal women are overrepresented in the sex trade. Is there a way out ? tiré de Megaphone Magazine| traduction Jacques Brisson

Tandis que la plupart des féministes sont d’accord à l’effet que la loi actuelle est problématique dans la mesure où elle criminalise des femmes qui n’ont à peu près pas d’autres choix que de vendre leur corps, les intervenants ne s’entendent pas sur les solutions à mettre en place. Des enjeux tels la pauvreté, le racisme, la dépendance à l’alcool et aux drogues et le sexisme sont liés à la prostitution, non seulement au Canada, mais partout dans le monde. Malgré cela, plusieurs continuent de parler d’un supposé choix fait par ces femmes d’entrer dans le monde de la prostitution sans considérer un contexte plus large, où l’inéquité et l’opression systémiques sont des facteurs décisifs les amenant à se prostituer.

Jeannette Corbiere Lavell, présidente de l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC), maintient qu’on ne devrait pas criminaliser les femmes qui se prostituent mais demeure toutefois fermement opposée aux bordels. En fait, elle plaide pour que la criminalisation soit plutôt dirigée vers les proxénètes et les clients.

Une histoire de racisme

“Par ce que la mentalité coloniale persiste toujours, plusieurs personnes pensent que les femmes autochtones ont toujours été des prostituées”, prétend Lavell. Elle affirme que c’est faux et que la prostitution est causée par l’anéantissement des familles et de la culture autochtones. “Ca ne fait pas partie de nos traditions. Ce n’est pas qui nous sommes et cela ne l’a jamais été”, indique-t-elle.

“Nous en avons discuté avec nos aînéEs, et ils ont été très clair à ce propos, comme organisations représentant des femmes, nous devons faire entendre notre voix”, Lavell ajoute. “Les femmes autochtones ne veulent pas être des prostituées. Elles ne veulent pas vivre cette vie”.

Mais Lavell affirme que plusieurs femmes n’ont d’autre choix si elles ne peuvent pas gagner de l’argent autrement, surtout si elles ont des enfants à charge ou si elles doivent s’occuper de personnes agées. “Ainsi, lorsqu’elles sont approchées par des proxénètes ou des clients, lorsqu’on leur offre de l’argent, il leur semble que c’est la seule voie possible. Elles sont aspirées dans le piège”.

Selon une étude publiée en 2003 dans le journal Social Science and Medicine, 70% des prostituées travaillant dans le Downtown Eastside de Vancouver étaient des femmes autochtones. En effectuant des recherche sur la prostitution remontant jusqu’à 1998, Jackie Lynne, membre de Aboriginal Women’s Action Network (AWAN), a été frappée par le nombre de femmes autochtones qui se prostituent.

“J’ai débuté comme bénévole dans un refuge du Downtown Eastside. La majorité des femmes avait un visage au teint brun, ce qui m’a inspiré la principale question animant mes recherches : pourquoi y a-t-il autant de femmes autochtones impliquées dans la prostitution ? Lynne, qui a quitté le monde de la prostitution il y a 20 ans, a remonté les traces jusqu’aux racines du racisme, du sexisme, de l’opression de classe et a vu un lien inextricable entre la prostitution et le colonialisme.

Cherry Smiley est une activiste militant pour la non-violence et une travailleuse de terrain, descendante des nations Nlaka’pamux (Thompson) et Dine’ (Navajo). Elle postule que le fait que les femmes autochtones soient sur-représentées dans le monde de la prostitution n’est pas accidentel. En fait, prétend-elle, les femmes autochtones sont “aspirées” dans le monde de la prostitution pour des raisons historiques relevant du racisme au Canada, une histoire qui inclut les pensionnats autochtones, le système de réserves et le placement en famille d’accueil.

“Toutes ces institutions que nous cotoyons sur une base quotidienne contribuent à la situation dans laquelle se retrouvent nombre de femmes et de jeunes filles autochtones. La prostitution est un épiphénomène relié à ces institutions.” dit-elle. “Ce n’est pas comme si une femme se levait un matin et décidait que la prostitution serait son choix de carrière par ce qu’elle aime faire l’amour avec des étrangers”.

Le libre choix n’est pas un facteur

La rhétorique du libre choix entourant la prostitution a été soulevé plusieurs fois par des femmes avec qui j’ai discuté du sujet. En fait, elles contestent l’idée que la prostitution puisse être réellement un choix dans le contexte d’une société fondamentalement inégalitaire.

“Derrière l’idée du libéralisme nord américain, il y a la valorisation du mot ’choix’, mais ceci présuppose que nous soyons tous et toutes sur un pied d’égalité”, suggère Lynne. Le problème avec le mot ’choix’ , selon Lynne, est qu’il détourne l’attention du réel problème qu’est la demande – ceux qui payent pour obtenir les services sexuels et qui abusent des femmes. “Nous devons bien cadrer l’enjeu de la prostitution dans un argumentaire lié aux droits humains et à l’égalité de la femme. Ce n’est pas ce qui se produit.“ ajoute-t-elle.

“Si l’égalité existait réellement, la prostitution n’existerait pas. La prostitution existe par ce que l’inégalité existe.” avance Lynne. “Si nous regardions la prostitution et la loi sous cet angle, nous devrions nous interroger si la décriminalisation des proxénètes et des clients va dans le sens de promouvoir une société plus équitable.”

Smiley affirme que l’idée que les femmes “choisissent” tout simplement la prostitution comme carrière est blessante. “Si c’était le cas, alors cela signifierait que les femmes et les filles autochtones préfèreraient faire l’amour avec de parfaits étrangers en plus grande proportion que les femmes blanches, et ce par une marge importante”, avance-t-elle. “Cela ramène aux mythes racistes comme quoi nous sommes des sauvages, stupides, que des objets sexuels, incapables de nous contrôler, et cela est faux – les femmes et les filles autochtones sont tellement plus que ça.”

Smiley suggère que lorsque nous concentrons le débat sur la notion de choix, nous évitons soigneusement de nous poser d’importantes questions à propos des systèmes et des injustices qui ont amené les femmes autochtones à se prostituer.

Colonialisme et patriarcat : la même chose

C’est impossible de séparer l’arrivée des colons européens, l’imposition du patriarcat et du système capitaliste aux cultures autochtones. Smiley affirme que ces éléments doivent être prises en compte lorsqu’on considère la prostitution des femmes autochtones.

Elle constate “la prostitution n’est qu’une autre institution du colonialisme. Il cible les femmes et les filles autochtones, et pas seulement au Canada, mais à l’échelle planétaire. Dans bien des cas, nous avons subit les mêmes types de pression. Le colonialisme et le patriarcat vont main dans la main. C’est la même chose.”

Et bien entendu, l’histoire du colonialisme au Canada révèle les liens inextricables de l’introduction d’idées patriarcales promulguant une société supposément plus égalitaire.

Lavell m’indique que, bien avant que les colons européens vinrent établir des campements sur la Terre de Rupert (qui est éventuellement devenu le Canada), les femmes étaient respectées. L’inégalité et l’idée que les femmes ne devraient pas avoir les mêmes droit et le même pouvoir de décision fut “une idée imposée par la culture européenne”, dit-elle.

“Tout ce que je sais à propos des valeurs d’égalité m’a été appris par mes grand-mères. Les femmes de l’époque étaient des femmes libres”, affirme Smiley

Bien entendu, tout n’était pas parfait, mais l’opression n’était pas systématique comme ce le fut lorsque les européens débarquèrent, avança Smiley. “Ils ont vu que dans plusieurs communautés des Premières Nations, les femmes étaient respectées et qu’elles avaient le pouvoir et les moyens de décider. Elles étaient sur un pied d’égalité avec les hommes. Je crois que cela les a choqué”, dit-elle.

Dans la recherche de Lynne datée de 1998 et intitulée “Colonialism and the Sexual Exploitation of Canada’s First Nations Women”, elle a étudié comment l’exploitation sexuelle des femmes des Premières Nations est directement reliée au colonialisme et comment cela “nous a rélégué à un rang inférieur tant pour les hommes autochtones que pour les hommes non-autochtones.” Lynne fait référence au livre de Kathleen Barry, “Female Sexual Slavery”, qui avance que la demande pour les services sexuels requiert nécesserairement une classe de femmes à exploiter.

"Je ne peux imaginer une classe de citoyens plus vulnérable que les femmes autochtones”, dit Lynne.

Les femmes européennes ne furent pas autorisées à émigrer pour les 100 premières années de la colonisation, Lynne nous a dit. Avec, comme résultat, que les colons épousèrent celles qu’on appela les “femmes du pays”. Il s’agissait de femmes autochtones qui ont été utilisées par les marchands de fourrure, par les trappeurs afin de tirer parti de leurs connaissances. Ce savoir allait aider ces hommes à survivre dans ce territoire inconnu.

“Ces femmes ont été utilisées pour leur savoir et pour le sexe”, dit Smiley. “En retour, ces femmes obtinrent une forme de sécurité, notamment alimentaire. Mais à partir du moment où les femmes blanches furent autorisées à traverser l’Atlantique, les femmes autochtones furent littéralement rejetées et ainsi laissées complètement démunies”. Il y avait aussi, bien sûr, des maisons closes qui opéraient à cette époque.

A cause de ces conditions, Lynne avance que les femmes des Premières Nations devinrent les premières femmes prostituées au Canada. Une exploitation sexuelle raciste, sexiste, résultant d’une discrimation basée sur la classe sociale, bien entendu. “Si vous prenez la prostitution à une échelle plus globale, ce qu’il est absolument important de faire, vous constaterez que c’est principalement des femmes qui sont en cause et qu’il s’agit principalement de femmes pauvres, de femmes autochtones, de femmes de couleur.”, dit Smiley.

Elle ajoute également “beaucoup de femmes autochtones et beaucoup de femmes qui sont dans la rue souffrent de dépendance (à l’alcool et aux drogues) et de troubles mentaux. Et qu’est-ce qui est à l’origine de cette situation ? Vous avez là le résultat du patriarcat et du colonialisme. Ces femmes ont besoin de drogue et d’alcool pour cacher la douleur par ce que l’on nous offre aucune autre solution.”

Législation : criminaliser les proxénètes et les clients, décriminaliser les femmes

En termes de lois sur la prostitution, Smiley croit que la décriminalisation de la sollicitation et la légalisation des maisons closes ne sont pas des solutions qui vont aider les femmes autochtones.

“Nous sommes souffrantes et nous avons mal par ce que nous avons perdu nos langues, nos terres et on nous offre de la drogue et de l’alcool pour tempérer la douleur,” dit-elle. “Les femmes devraient avoir accès à dont elles ont besoin pour survivre sans avoir à recourir à la prostitution – que ce soit des maisons, des centres de désintoxication ou des emplois qui soient valorisants – nous devrions avoir toutes ces choses. Avancer que la légalisation des maisons est une solution envoie le message suivant aux femmes : “Ceci est le mieux que la vie a à vous offrir, n’envisagez même pas demander plus.”

Lavell acquiese et avance que le Canada devrait rédiger une loi similaire à ce qui s’est fait en Norvège, communément appelée le “modèle nordique”. Ce modèle inclut des lois qui décriminalisent les femmes prostituées et criminalisent les proxénètes et les clients.

Lavell est très malheureuse de la décision du tribunal en Ontario légalisant les maisons closes et espère que ce jugement sera renversé par la Cour Suprême.

“Si la prostitution devient légale, il y aura toujours des femmes qui seront assassinées,” dit-elle. “Nos femmes sont extrêmement claires là-dessus. Et spécialement les femmes plus agées qui sont demeurées plus près de notre culture et notre spiritualité.” Lavell veut que les femmes et les filles autochtones se voient offrir de réelles opportunités, et pas simplement se retrouver dans un bordel.

Le problème que plusieurs militants et groupes de femmes voient dans le débat autour des lois sur la prostitution est l’absence de considération pour ceux qui sollicitent les services sexuels – les hommes.

“J’aimerais que l’attention soit finalement mise sur la demande, sur la possibilité d’éradiquer la demande,” indique Lynne. “Les féministes furent amenées à avoir ce débat vain dans le sens où l’imputabilité des hommes est littéralement exclue. Ces débats autour de ce qui devrait ou pas être légalisé omet ce que je considère comme étant la source du problème.” Elle veut que les hommes soient tenus responsables de leurs actions et de leur comportement.

Smiley acquièse et croit que ces discussions autour de la légalisation des bordels éloignent des vrais enjeux et évitent de proposer de vraies solutions aux filles et aux femmes qui vivent dans la pauvreté et qui doivent composer avec des dépendances.

“Les forces derrière les disparitions et les meurtres des femmes autochtones sont les mêmes qui les poussent à se prostituer et à rester enfermées dans le piège de la prostitution. Ces forces sont les hommes,” dit Smiley.

“La solution n’est pas d’offrir ces femmes et ces filles sur un plateau d’argent et de dire aux hommes “abusez les”. C’est plutôt de leur dire “changez votre comportement”.

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