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Économie

Amazon : portrait d’une hydre numérique globalisée

En trois décennies, le groupe numérique s’est construit un empire global, dominant par la puissance de ses algorithmes et de ses technologies d’intelligence artificielle, non seulement le commerce en ligne mais nombre d’activités numériques. Jusqu’alors incontestée, cette puissance commence à faire peur. Premier volet de notre série sur le géant de la vente en ligne.

13 décembre 2021 | tiré de mediapart.fr
https://www.mediapart.fr/journal/economie/131221/amazon-portrait-d-une-hydre-numerique-globalisee

Le 20 juillet 2021 fut le plus beau jour de sa vie, selon les déclarations de Jeff Bezos. Cinquante-deux ans jour pour jour après les premiers pas sur la Lune des astronautes de la mission Apollo 11, le milliardaire et fondateur d’Amazon venait de réaliser pendant 10 minutes et 10 secondes le premier vol spatial habité à bord de la fusée New Shepard, construite par sa compagnie Blue Origin.

Ce bref voyage spatial n’était pas seulement la concrétisation d’un rêve d’enfant fasciné par l’aventure spatiale et la science-fiction, un « Rosebud » désormais à portée de main pour l’homme le plus riche du monde, pesant plus ou moins 200 milliards de dollars, selon l’évolution des cours de la Bourse. Deux semaines après avoir abandonné la présidence exécutive d’Amazon, Jeff Bezos apportait les premières concrétisations à un projet nourri et financé depuis plus d’une décennie grâce aux superprofits réalisés par sa plateforme de distribution : la conquête, ou plutôt la colonisation de l’espace.

Le projet aiguise les appétits de quelques milliardaires, partageant la vision que l’espace n’a plus à être sanctuarisé au nom de l’humanité mais doit devenir le champ d’expansion naturel du privé : Jeff Bezos entend batailler pour s’y imposer comme le premier, face au milliardaire Richard Branson (Virgin) parti dans l’espace neuf jours avant lui, ou face à Elon Musk (Tesla, Space X), prêt à envoyer des dizaines de milliers de satellites en orbite.

Depuis plusieurs années, Jeff Bezos a expliqué de long en large sa vision de l’avenir de la planète et de l’univers : ses fusées, conçues pour être réutilisables, doivent servir, à partir de 2030, à organiser des vols spatiaux pour rejoindre des stations « touristiques » dans l’espace.

Mais dans un avenir plus lointain, « 50 ou 100 ans », l’espace, selon lui, est appelé à devenir le lieu de vie pour les milliards d’humains, l’univers étant censé offrir des capacités d’énergie et d’exploitation des ressources minérales sans limites. La Terre, elle, ne sera plus qu’un vaste parc naturel, réservé à une poignée d’humains comme lieu de villégiature, car il convient de « ne pas la gâcher ».

En libertarien convaincu, Jeff Bezos ne peut imaginer de limites à sa volonté de puissance, de pouvoir, de conquête. Depuis le lancement d’Amazon en 1994, il n’en a d’ailleurs rencontré aucune, aucune en tout cas de nature à faire obstacle à son expansion infinie.

Amazon est devenu l’un des noms constitutifs de l’acronyme Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) formé pour désigner ces multinationales numériques qui dominent le monde et passent outre toutes les lois et les États. Et Jeff Bezos est une des figures tutélaires de ce capitalisme numérique, ou plutôt un seigneur de ce techno-féodalisme, comme le décrit Cédric Durand, qui entend investir et marchandiser le moindre espace de nos vies, qui souhaite promulguer un marketing de surveillance dans toute la société afin que rien n’y échappe.

La crise sanitaire provoquée par le Covid a encore renforcé la domination d’Amazon : les confinements imposés, la peur de sortir sont venus valider son modèle de commerce en ligne. En 2020, le groupe a augmenté de près de 40 % son chiffre d’affaires mondial (386 milliards de dollars) et plus que doublé son bénéfice (21,3 milliards de dollars).

Pendant cette période, il a embauché quelque 500 000 personnes dans le monde, pour répondre à l’afflux de commandes. Aux États-Unis, où il emploie 1,4 million de personnes, il est désormais le deuxième employeur, derrière le géant de la distribution Walmart. Avec une capitalisation boursière de près de 1 800 milliards de dollars, le groupe approche en valeur le PIB de l’Italie.

L’apparition du variant Omicron, avec à nouveau les mesures de restriction et de prudence imposées en ce moment de fêtes de fin d’année – traditionnellement la période la plus importante et la plus chargée pour Amazon –, risque d’amplifier encore ces chiffres. Les responsables d’Amazon, désormais présidé par Andy Jassy, bras droit de Jeff Bezos depuis des années, y verront sans doute un signe supplémentaire de leur succès.

Mais les chiffres disent-ils tout ? Car il y a un paradoxe Amazon, comme le souligne le journaliste Brad Stone, spécialisé dans le capitalisme numérique de la Silicon Valley et auteur de deux livres sur Amazon. « À mesure que la fortune du groupe et de son fondateur a augmenté, leur image publique n’a cessé de s’abîmer », a-t-il résumé dans une chronique du New York Times au moment du départ de Jeff Bezos de la présidence d’Amazon.

Sa domination écrasante, ses méthodes de management, son modèle d’une consommation débridée et globalisée, ses technologies de surveillance sont de plus en plus critiqués, y compris dans le monde politique qui jusque-là avait fermé les yeux sur les pratiques du groupe.

« Nous n’avons pas à convaincre la presse, ni les marchés financiers mais seulement nos clients », répète à l’envi Jeff Bezos. Et si ce lien de confiance était en train de se rompre, car Amazon ne répond plus qu’imparfaitement aux demandes de ses clients ? Les pratiques du groupe s’inscrivent à rebours des préoccupations de préservation de l’environnement, du climat, de justice sociale, de développements plus respectueux et maîtrisés, alors que le Covid a mis en exergue la fragilité de nos modes de vie et de nouveaux besoins. Et si, paradoxalement, ce moment de crise sanitaire qui a été l’apogée du modèle Amazon marquait aussi le début d’un questionnement, d’une contestation d’un modèle jusqu’alors jamais discuté ?

Une hydre numérique

Dans le monde de Wall Street, les géants du numérique ont acquis un statut à part. Leur puissance financière, leur succès font que tout est accepté, tout est pardonné. Ils peuvent se soustraire à toutes les règles imposées aux autres. Alors que les derniers grands conglomérats industriels, à l’instar de GE (General Electric) ces dernières semaines, ont été sommés par le monde financier de se scinder, d’abandonner ou de vendre des activités afin d’améliorer leur efficacité et leur rentabilité, les géants du numérique, eux, échappent à toute contrainte de ce genre. Au contraire, les marchés financiers applaudissent chaque opération, même très éloignée de leur métier d’origine, mais qui leur permet de consolider leur position oligopolistique.

En la matière, Amazon est sans doute celui qui a poussé le plus loin la diversification, la concentration verticale et horizontale, la recherche de positions de rente. En trois décennies à peine, il a construit un empire tentaculaire. Sa stratégie de développement semble se résumer ainsi : tout ce qui comporte des algorithmes et qui permet à Amazon d’étendre son empire sur les échanges marchands l’intéresse. Avec une telle ligne d’action, le champ est quasi infini.

Créée pour vendre des livres en ligne, la plateforme vend désormais de tout, partout, sauf en Chine qui lui a refusé l’accès à son marché. La domination d’Amazon sur le commerce en ligne est écrasante. Selon les estimations de la firme eMarketer, elle contrôle 41 % des ventes en ligne aux États-Unis (22 % en France), loin, très loin de ses concurrents. Afin d’étendre son emprise, le groupe a décidé de rivaliser directement avec la grande distribution et d’ouvrir des magasins « en dur » pour s’implanter aussi dans le commerce alimentaire.

Toute la chaîne logistique a suivi. Raccourcissant de plus en plus les délais de livraison, le groupe est devenu propriétaire de millions de mètres carrés d’entrepôts partout dans le monde. Pour ne plus dépendre des services postaux, et des grands transporteurs internationaux comme DHL ou Fedex, il s’est doté d’une flotte d’avions et de cargos, afin d’acheminer au plus vite et à moindre coût les produits – souvent en partance de Chine – vers les pays occidentaux.

Mais le cœur du réacteur du groupe, c’est Amazon Web Services (AWS), l’entité qui a conçu et construit toute l’infrastructure informatique de la plateforme, le cloud qui lui permet de stocker toutes les données de ses clients, comme insiste Benoît Berthelot, auteur du Monde selon Amazon, fruit d’une enquête de trois ans. Cela lui a permis par extension de développer des services de marketing, de vente des données personnelles au monde de la publicité, rivalisant en ce domaine avec Google et Facebook.

Le cloud d’Amazon domine désormais le secteur, loin devant Microsoft et Google : nombre de grands groupes, y compris en France, tels que la Banque publique d’investissement (BPI) ou Enedis pour le compteur Linky, y hébergent leurs données, en négligeant tout impératif de sécurité : en 2018, sous la présidence Trump, le gouvernement des États-Unis a étendu les lois d’extraterritorialité américaines  : les hébergeurs américains sont tenus de fournir toutes les données de leur client, quelle que soit sa nationalité, si la justice ou les agences fédérales de sécurité en font la demande.

Battre monnaie, sa monnaie, serait le parachèvement de cet empire échappant à tout contrôle étatique et public.

Investissant plus de 20 milliards de dollars (le groupe devrait doubler la somme cette année) en recherche et développement, Amazon a acquis une puissance technologique et une avance dans l’intelligence artificielle qui lui permettent de croire que tout est à portée de sa main. Il est désormais présent dans la robotique, la construction de drones, la sécurité, la reconnaissance faciale, les objets connectés, la santé.

Dans la foulée, il s’est développé dans les médias, la diffusion en streaming, la production cinématographique et de séries. Il a racheté les studios de la MGM, acquis les droits de la Ligue 1 de football en France. En attendant de se lancer dans les cryptomonnaies. Battre monnaie, sa monnaie, serait le parachèvement de cet empire échappant à tout contrôle étatique et public.

Jeff Bezos a aussi acquis en 2013 le Washington Post. Il a renforcé la rédaction, développé le numérique, incité à concevoir des logiciels d’édition vendus désormais à la presse du monde entier. Le milliardaire en a profité aussi pour accroître son influence dans le monde politique.

Mark Zuckerberg (Meta), Sundar Pichai (Google), Tim Cook (Apple) et Jeff Bezos (Amazon). © BERTRAND GUAY, ANGELA WEISS, Tobias SCHWARZ, Mark RALSTON / AFP

Sous la menace des lois antitrust

Pendant des années, les gouvernements américains successifs ont regardé cette expansion tous azimuts avec bienveillance, si ce n’est admiration. Certes, le modèle Amazon conduisait à la destruction des commerces de proximité, cassait toutes les organisations commerciales, mettait à sa merci nombre de producteurs grands ou petits mais il créait des emplois, vendait aussi mieux et moins cher. Il incarnait l’avenir. Son succès mondial justifiait de ne toucher à rien, expliquait alors la classe politique américaine, renonçant à toute mise en œuvre des lois antitrust.

Le temps du laisser-faire semble achevé. Les responsables politiques ont commencé à prendre la mesure des risques qu’il y avait à laisser ces géants du numérique échapper à tout contrôle, voire à les défier. En pleine pandémie, une commission d’enquête parlementaire a convoqué les représentants des Gafam pour leur demander de s’expliquer sur leurs pratiques. La foudre judiciaire est déjà tombée sur Facebook et Google. Elle menace désormais Amazon.

Fin novembre, une majorité bipartisane (démocrates-républicains) a décidé de soutenir au Sénat une nouvelle régulation des géants du numérique, portant notamment sur le contrôle des moteurs de recherche, des plateformes numériques, du e-commerce. Les sénateurs soutiennent notamment une proposition, l’American Innovation and Choice Online Act, qui amènerait à considérer la plateforme d’Amazon ou les moteurs de recherche comme des infrastructures essentielles et leur interdirait de favoriser, par le biais de leurs algorithmes, leurs produits et services au détriment des autres.

Ils souhaitent aussi prendre des mesures pour contrer toute pratique anticoncurrentielle. Un risque qui n’est pas qu’une vue de l’esprit. Le 9 décembre, les autorités de la concurrence italiennes ont condamné Amazon à payer une amende de 1,1 milliard d’euros, une des plus importantes sanctions européennes contre un géant du numérique, pour abus de position dominante, face à ses concurrents qui refusaient d’utiliser ses services de logistique.

Certains veulent aller encore plus loin et réécrire les lois antitrust à la lumière des défis posés par les géants du numérique. L’hypothèse de démantèlement est même évoquée par certains responsables politiques américains. Sentant le vent mauvais, Amazon a dépensé cette année plus de 15,3 millions de dollars, selon l’association OpenSecrets, en actions de lobbying auprès du Congrès pour tenter de faire échouer tous ces projets.

One click, la stratégie pour favoriser une surconsommation débridée

Longtemps, Amazon a balayé les critiques sur son modèle. Quand Greenpeace lui reprochait de figurer parmi les plus gros émetteurs de CO2, de n’avoir aucune transparence sur ses chiffres de pollution, que d’autres ONG l’accusaient de promouvoir un modèle débridé de consommation sans aucune préoccupation écologique ni sociale, le groupe de commerce en ligne faisait comme s’il n’avait rien entendu. Il fallait faire oublier que le succès de la plateforme reposait sur ce capitalisme globalisé, acceptant une fragmentation démultipliée des chaînes de valeur et des lieux de production dans les pays à bas coûts, donc sans lois sociales et environnementales, amenant des milliards de produits à traverser le globe en tous sens. De préférence de la Chine pour aller vers les pays occidentaux.

Le ton a changé à partir de 2019, lorsque la question des bouleversements climatiques s’est invitée dans les assemblées générales, lorsque des actionnaires et surtout des fonds ont commencé à évaluer leurs investissements selon des critères environnementaux et ont interrogé la direction sur les pratiques du groupe. Même les salariés s’y sont mis, en critiquant ouvertement la politique du groupe.

Début 2020, Jeff Bezos a annoncé la création d’une fondation pour la protection de l’environnement et la lutte contre le réchauffement climatique. Le fondateur d’Amazon prévoit d’investir 10 milliards de dollars dans des causes qu’il choisit lui-même. Il a ainsi décidé de donner 100 millions de dollars au fonds de défense de l’environnement, qui compte utiliser une partie de cet argent pour lancer un satellite capable de localiser et mesurer les sources de pollution au méthane dans le monde, et l’autre pour renforcer la confiance dans les crédits carbone achetés par les entreprises pour compenser leur empreinte carbone, notamment en participant à des projets de reforestation. Des projets tout à fait en accord avec la vision de l’environnement de Jeff Bezos.

Le groupe tente de donner le change. Figurant parmi les plus gros consommateurs d’énergie, en raison notamment de ses data centers, il a installé des panneaux solaires sur nombre de ses entrepôts. Il a promis de favoriser le développement des véhicules propres pour ses livraisons. Sur sa plateforme, il met en avant des produits bio ou locaux, en se présentant maintenant comme un soutien de l’économie de proximité. Il a même lancé fin octobre sur sa plateforme une référence spéciale pour les produits « made in France ».

Entrepôt Amazon en Poméranie (Allemagne). © JENS BUTTNER / dpa-Zentralbild / dpa Picture-Alliance via AFP

Une conversion en trompe-l’œil, dénoncent nombre de ses détracteurs. Car le modèle Amazon, mis au point dès l’origine, lorsque la plateforme ne vendait que des livres avec ses notes et ses commentaires, repris désormais par toutes les plateformes de l’e-commerce, repose sur l’ambition de développer une consommation à outrance, par tous les moyens, en devançant ou sollicitant les désirs des clients, en leur facilitant les achats compulsifs, en allant jusqu’à leur faire oublier qu’ils vont devoir payer.

Cette stratégie se décline en un nom : One clik. Trois ans après la création d’Amazon, Jeff Bezos a demandé à ses équipes de développer une technologie afin de supprimer tous les obstacles pour les acheteurs : en un clic, tout devait être fait, l’article commandé, payé et expédié. Cela supposait que les clients enregistrent à l’avance toutes leurs données personnelles, leur adresse, leur compte bancaire. Une fois fait, ils n’y reviendraient plus. Ils n’auraient plus cette fâcheuse tendance d’annuler la vente au moment de payer, ou de diminuer le volume de leurs commandes quand ils verraient la facture. Le moment de la transaction financière serait occulté. Quitte par la suite à faire des surendettés.

Le procédé a rencontré un succès foudroyant. Ne voyant que la facilité immédiate, des millions de clients ont accepté de laisser gratuitement leurs données personnelles, pour la plus grande satisfaction d’Amazon qui dispose désormais d’une banque de données hors norme : il a constitué ainsi des millions de profils de consommation qui lui permettent de solliciter les clients, de leur suggérer d’autres achats, de revendre les données à l’extérieur.

Depuis, Amazon a étendu et amélioré le procédé. En 2015, il a commencé à commercialiser une enceinte connectée, Alexa, qui permet aux clients de passer commande, rien que par la voix, de tous les produits et services vendus par Amazon, parfois juste pour satisfaire l’impulsion ou l’envie du moment. Étendant les possibilités, Alexa est désormais capable de gérer le contenu de nos réfrigérateurs, d’assurer la surveillance des domiciles, d’ouvrir la porte aux livreurs d’Amazon, un des problèmes récurrents de la plateforme.

Dans le même temps, il expérimente dans ses magasins « en dur » les achats sans contrainte, sans contact, par le seul biais de la reconnaissance faciale. À l’entrée, le client, dont toutes les données ont été préalablement enregistrées, est reconnu. Il fait ses achats mais ne passe pas par la caisse. À la sortie, tout a été enregistré et son compte est débité automatiquement. Amazon a mis à la disposition de plusieurs polices étatiques américaines ses technologies de reconnaissance faciale, au mépris de toutes les lois, comme le dénoncent des organisations en défense des droits civiques.

Le grand bazar de la place de marché

Mais il faut nourrir toujours plus ce Minotaure de la consommation. Après avoir étendu au-delà du possible le nombre des références vendues, Amazon a créé une place de marché extensible à l’infini : tous les producteurs, grands ou petits, peuvent, moyennant cotisation, inscrire leurs produits sur la plateforme. Les importations chinoises y sont surreprésentées : elles constituent entre 40 % et 60 % des références des produits.

La place de marché d’Amazon est devenue une autoroute pour la fraude à la TVA. Selon un rapport d’Attac, le manque à gagner en France s’élève entre 2 et 5 milliards d’euros par an. Un autre rapport établi par l’Inspection générale des finances estime que 98 % des vendeurs étrangers sur les plateformes d’e-commerce fraudent la TVA. 

C’est devenu aussi le lieu des contrefaçons, des produits qui ne respectent pas les normes sanitaires et de sécurité, des produits illégaux. Selon une enquête du Wall Street Journal, 4 152 produits mis en vente sur le site d’Amazon ont été déclarés dangereux ou interdits par les différentes agences de contrôle américaines. Au moins 2 000 références de jouets et de médicaments ne comportaient pas les avertissements sur les risques pour les enfants.

« La sécurité est une priorité pour Amazon », a expliqué la porte-parole du groupe aux journalistes du Wall Street Journal. Un argument qui a à moitié convaincu : Amazon est doté d’une telle puissance de calcul qu’il sait repérer tous les produits inscrits sur sa plateforme, leurs succès et leurs échecs. Au point de lancer ses propres produits pour venir concurrencer des produits tiers qui réalisent des ventes importantes. Mais il ne serait pas capable de repérer les produits dangereux ou interdits ?

À la suite de cette enquête, Amazon a lancé un grand ménage sur sa plateforme et exclu nombre de produits non réglementaires. Mais le doute s’est insinué chez certains de ses clients : peuvent-ils encore acheter les yeux fermés ?

Derrière la vitrine numérique, des millions de salariés précarisés

La décision a pris tout le monde de court. Le 29 novembre, l’agence fédérale chargée du droit du travail a ordonné l’organisation d’un nouveau vote sur la création ou non d’un syndicat dans un entrepôt d’Amazon en Alabama, estimant que le géant du commerce en ligne avait enfreint les règles lors d’un scrutin en début d’année. Le groupe qui pensait en avoir fini avec le mouvement syndical se retrouve à la case départ. Avec cette fois le gouvernement fédéral contre lui : Joe Biden n’a pas caché sa volonté d’aider les organisations syndicales à se réimplanter dans les entreprises.

Aux abords du site d’Amazon, près de Bessemer (Alabama). © AB / Mediapart

Amazon n’a pas l’exclusivité dans la mise à mal des droits sociaux et syndicaux. Au nom de la « disruption », de nombreux groupes du numérique, à l’instar d’Uber, ont développé des modèles bâtis sur la précarisation à outrance des salariés, la pression constante des salaires vers le bas, le refus de toute protection. C’est dans cette destruction sociale qu’ils ont puisé une partie de leurs richesses et de leur succès.

Mais parce qu’il a été parmi les précurseurs, Jeff Bezos a souvent servi de modèle aux autres en ce domaine. Nombre de ses anciens collaborateurs le décrivent comme un patron souvent visionnaire, mais aussi comme un monstre froid, pratiquant un management dur et sans concession : celui-ci conduit à mettre en concurrence tout le monde contre tout le monde, à mesurer à chaque instant les performances de tous, transformés en robots. Il a théorisé ses principes sous la forme de 14 règles. Comme dans une secte, chaque salarié, de haut en bas de l’échelle, se doit de les connaître et de les appliquer à la lettre. Au moindre écart, c’est la porte .

Le monde numérique a l’habitude de se présenter comme virtuel : tout y arrive comme par enchantement, comme s’il n’y avait aucun frottement avec le réel. Mais derrière vivent des millions de personnes précarisées, mal payées pour faire tourner la machine. Le premier passage obligé est les entrepôts : les salariés s’y voient imposer des cadences de plus en plus infernales au fur et à mesure que le groupe, dans une course au « toujours plus », raccourcit les délais. Désormais, le groupe se fixe comme ambition de livrer en vingt-quatre heures, voire en quelques heures, les commandes passées par les clients dans les grandes villes.

Même si ce sont des entrepôts immenses où les salariés font souvent plusieurs dizaines de kilomètres dans la journée pour aller chercher les produits, l’organisation du travail est celle d’un travail à la chaîne, ne leur laissant aucun temps de latence, avec en prime une surveillance numérique constante, des ordres glissés à chaque instant par oreillette. « Pour Amazon, nous sommes des robots », témoignait une employée en France en 2018 dans notre émission «  Espace de travail  ». Rien n’a changé.

Dans le but d’améliorer encore les cadences, Amazon a développé des robots pour aller chercher les produits sur les étagères. Les employés se retrouvent en bout de chaîne pour finaliser les commandes, répétant les mêmes mouvements à des rythmes de plus en plus soutenus. Au point que certains entrepôts d’Amazon en France sont devenus des sujets d’alerte pour les centres d’assurance-maladie tant les cas de maladies musculaires et les burn out sont élevés.

En moyenne, en France, les travailleurs dans les entrepôts d’Amazon ne tiennent pas plus de deux ans et demi. Mais leur durée d’emploi dans le groupe est souvent beaucoup plus court : un mois, deux mois, le temps d’un CDD exceptionnel qui ne sera pas renouvelé parce que leur « productivité » est jugée trop basse, parce qu’ils jouent les fortes têtes. Pendant le Covid, les salariés d’Amazon en France comme aux États-Unis ont dénoncé les méthodes du groupe : il les a obligés à travailler au mépris de toute règle sanitaire, comme si la pandémie n’existait pas.

Dans certains bassins d’emplois tendus, comme au Texas, Amazon a augmenté la rémunération horaire de ses salariés.

Les livreurs se retrouvent dans la même précarisation. Employés par des sous-traitants de sous-traitants, on leur demande d’accomplir des tâches incompatibles même avec le code de la route. À eux d’assumer tous les risques. Pour accélérer encore les livraisons – la partie la plus coûteuse et la plus difficile de son activité –, Amazon a eu l’idée aux États-Unis de faire appel à des personnes extérieures. Pour quelques heures, quelques jours, certains peuvent proposer de faire des livraisons avec leur voiture personnelle pour le compte d’Amazon. L’heure de livraison est payée quelques dollars à peine. Mais ces employés temporaires sont soumis aux mêmes obligations de délai et de résultat que les autres. Sans aucune compensation toutefois : comme chez Uber, ce sont des indépendants travaillant volontairement, pas des salariés.

Afin de raccourcir encore les délais, Amazon teste maintenant la livraison par drone. Néanmoins, le procédé n’est manifestement pas encore au point.

Cette précarisation s’étend naturellement aux activités numériques. Pour nourrir ses bases de données, Amazon embauche des contributeurs volontaires susceptibles de passer quelques heures par jour derrière leur ordinateur pour recopier des tickets de caisse, répondre à des sondages sur la consommation, trouver des numéros de téléphone de sociétés. L’auteur du Monde selon Amazon, Benoît Berthelot, s’est livré à l’expérience. Au bout d’une heure de clics, il avait gagné 37 centimes de dollar…

Alors que les groupes américains redoutent de faire face à une pénurie de main-d’œuvre après le Covid, Amazon s’est senti dans l’obligation de faire évoluer – un peu – sa politique sociale. Dans certains bassins d’emplois tendus, comme au Texas, il a déjà augmenté la rémunération horaire de ses salariés, pour la porter au-delà de 15 dollars. Un niveau plus élevé que le minimum légal. Jeff Bezos entend même promouvoir une nouvelle image du groupe : désormais, Amazon se veut «  le meilleur employeur sur terre » et « l’endroit le plus sûr pour travailler sur terre ».

Manifestation à Berlin le 26 novembre en soutien aux salariés d’Amazon en grève. © John MACDOUGALL / AFP

Un art consommé de l’évasion fiscale

« Pourquoi devrions-nous subventionner votre installation, alors que vous gagnez des milliards et ne payez pas d’impôts ? » La direction d’Amazon n’avait pas anticipé la rébellion des New-Yorkais, soutenus par des associations de consommateurs et certains élus, lorsqu’elle avait présenté son projet de nouveau siège à New York. Comme à son habitude, elle entendait faire jouer la concurrence entre les villes, les États, afin d’obtenir les meilleures subventions, des terrains gratuits, les aménagements nécessaires et, bien entendu, des exemptions fiscales et sociales sur une décennie au moins. Des cadeaux qui se chiffrent en milliards de dollars.

Seulement cette fois, les habitants de New York se sont rebellés et ont contraint la municipalité de la ville, qui était prête à accepter, à repousser les exigences d’Amazon. Un revers cuisant pour le groupe, qui n’avait pas eu l’habitude, jusqu’alors, qu’on lui résiste. Il a renoncé à son nouveau siège à New York pour ne garder que le projet d’une nouvelle installation à Arlington, dans la proche banlieue de Washington.

Ne pas payer d’impôts mais réclamer sans cesse des financements publics fait partie de la philosophie première d’Amazon. Depuis l’origine. Si Jeff Bezos a choisi de lancer sa société à Seattle, ce n’est pas en raison de la proximité avec Microsoft, mais parce que l’État y pratique une fiscalité des plus accommodantes. Depuis, le groupe a développé avec un art consommé toutes les techniques d’évasion fiscale, selon des schémas désormais très connus : sous-estimation des revenus et des profits dans les pays où le groupe réalise effectivement ses ventes, droits exorbitants sur des propriétés intellectuelles, implantation des sièges régionaux dans des pays à la fiscalité « compréhensive », placement des flux financiers dans les paradis fiscaux, etc.

Amazon est ainsi l’un des premiers géants numériques mondiaux mais un géant fauché, à en croire ses déclarations fiscales. Pendant des années, il a pu prospérer sans payer un dollar d’impôts aux États-Unis tout en bénéficiant d’aides publiques. L’Europe est un terrain de jeu encore plus formidable pour le groupe : son siège européen est naturellement implanté au Luxembourg où il a négocié des arrangements fiscaux secrets dès 2003, ses activités liées au cloud étant en Irlande.

En dépit des menaces de la Commission et des gouvernements européens, des campagnes des associations dénonçant les pratiques du géant numérique, rien n’y a fait : Amazon perpétue l’évasion fiscale à échelle industrielle, se moquant de tout et de tout le monde.

Comme l’a révélé une enquête du Guardian, Amazon a réalisé une année historique en Europe en 2020 : ses ventes ont atteint 44 milliards d’euros, soit plus de 12 milliards par rapport à l’année précédente. Pourtant, le groupe a déclaré une perte de 1,2 milliard d’euros. Cela lui a permis de ne payer aucun impôt. Mieux : il bénéficie de 56 millions de crédit d’impôts, compte tenu des pertes des années précédentes.

Pourquoi se gêner ? En avril 2021, la Cour européenne de justice a annulé en appel une décision de la Commission estimant que le groupe bénéficiait d’avantages illégaux au Luxembourg qui lui permettaient de soustraire à l’impôt les trois quarts de ses bénéfices. La Cour européenne de justice a estimé que la Commission n’avait pas « démontré qu’il y a eu une réduction indue de la charge fiscale d’une filiale européenne du groupe Amazon ».

Au cours de la dernière décennie, Amazon a payé seulement 3,4 milliards de dollars d’impôts sur les bénéfices dans le monde, alors qu’il a réalisé au cours de la même période 961 milliards de dollars de chiffre d’affaires et 26,8 milliards de dollars de bénéfices, selon l’étude réalisée par la fondation Fair Tax. Les nouvelles règles de taxation sur les multinationales adoptées par le G20 cet été ne devraient rien changer à la situation : officiellement, le taux d’imposition mondial d’Amazon est 15 %, exactement le niveau fixé par la nouvelle régulation.

Amazon justifie la faiblesse de sa fiscalité en mettant en avant l’importance de ses investissements et le nombre d’emplois créés. L’argument porte encore auprès des responsables politiques qui continuent de lui apporter de nombreuses aides au nom de l’emploi, comme à Metz où Amazon a ouvert son plus gros entrepôt en France. Mais il est beaucoup moins admis désormais par l’opinion publique. Depuis plusieurs mois, les actions se multiplient pour protester contre l’implantation de nouveaux entrepôts Amazon en France.

L’enjeu du J + 2 

La mise en garde est connue dans tout le groupe. Depuis des années, Jeff Bezos ne cesse de répéter que le groupe doit toujours être à J + 1, c’est-à-dire toujours en veille, innover, rechercher. « À J + 2, c’est déjà trop tard », explique-t-il en substance. « Le groupe s’endort, les ennuis commencent et c’est la fin. » Cette règle n’est-elle pas en train de se vérifier pour Jeff Bezos lui-même ?
Tous ses collaborateurs ont remarqué le changement depuis son divorce en 2019. Le fondateur d’Amazon, qui avait l’habitude de suivre la même discipline de fer qu’il impose aux autres, a commencé à vivre sur un grand pied. Pendant que son ex-femme MacKenzie, devenue l’une des femmes les plus riches du monde à l’occasion de son divorce (sa fortune est estimée à plus de 38 milliards de dollars), multiplie comme par défi les donations importantes à des fondations engagées dans la défense du climat, la protection de l’environnement ou des droits sociaux, lui a abandonné l’ascétisme pour mener une vie de milliardaire.

Il achète des maisons plus énormes les unes que les autres, se fait construire un bateau de 127 mètres, côtoie tout Hollywood. Une dérive qui inquiète de plus en plus ses proches. Comme si elle préfigurait celle d’Amazon ?

Martine Orange

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