Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Canada

Canada : morts à la frontière : le système canadien d'immigration tue

Azeezah Kanjii, rabble.ca, 30 mars 2016 |Azeezah Kanji est diplômée de la faculté de droit et de l’École des études orientales et africaines de l’Université de Toronto. Elle est coordonnatrice au Centre culturel Noor.

Traduction : Alexandra Cyr

Francisco Javier Romero Astorga est mort dans un centre de détention d’Immigration Canada le 13 mars dernier. Il avait 39 ans, venait du Chili et était père de 4 enfants. L’Agence des services canadiens aux frontières est responsable de sa détention. Elle a refusé de donner les raisons de son décès.

Bien sûr, la famille Astorga a été avisée du décès, mais on lui réclame aussi 10 000 $ pour le rapatriement de la dépouille. Dans une lettre au public canadien, elle déclare : « Nous savons maintenant qu’il n’est pas le premier à mourir dans un centre de détention d’Immigration Canada. Nous voulons qu’une enquête soit ouverte sur sa mort, mais aussi sur ce qui se passe dans le système d’immigration canadien ». (…)
Melkiora Gahungu est morte dans un de ces centres le 7 mars, tout juste six jours avant la mort de M. Astorga. Réfugiée burundaise, elle avait 64 ans. Elle s’est suicidée par pendaison au Centre de détention de Toronto est où elle était détenue en attente de sa déportation. Ces deux morts se sont passées en secret puisque l’Agence refuse de publier quelque information que ce soit à leur sujet.

Il y a eu au moins 12 autres décès dans les centres de détention d’Immigration Canada depuis 2000 : Sheik Kudrath, Joseph Fernandez, Jan Szamko, O’Brien-Philip, Shawn Dwight Cole, Prince Maocamillion Akamai, Joseph Dunn, Lucia Vega Jiménez, Abdurahman Ibrahim Hassan et trois autres détenus-es dont nous ne connaissons pas encore les noms. À la frontière canadienne, on trouve bien des morts.

Des pratiques inhumaines envers les immigrants-es condamnées internationalement

Les immigrants-es sont la seule partie de la population canadienne qui puisse être incarcérée pour des périodes plus ou moins longues, même indéfiniment, et ce, sans accusation pour quelque crime que ce soit. En 2013, on comptait 7 300 de ces personnes détenues selon les dernières données connues au gouvernement.
La loi sur l’immigration et la protection des réfugiés-es donne à l’Agence des services frontaliers du Canada le pouvoir de détenir des immigrants-es si son personnel pense faire face à un danger immédiat, si la sécurité publique est menacée, s’il est impossible d’accueillir ces personnes parce qu’elles représenteraient une menace à la sécurité ou qu’elles ne présentent pas des documents adéquats. La vaste majorité des personnes détenues, soit 94,2 % le sont sur des bases de menaces à la sécurité.

Depuis 2012, la loi sur l’Immigration et la protection des réfugiés-es a « protégé » le système d’immigration en imposant des détentions à tous les immigrants-es désignés-es comme « entrés-es irrégulièrement », incluant des jeunes de 16 ans.
Ces détentions constituent des punitions dans des situations usuelles en matière d’immigration et de demandes de droit d’asile et qui touchent particulièrement les plus vulnérables. On parle des « entrées irrégulières » faites avec l’aide de contrebandiers, la peur de la déportation vers le pays d’origine et l’application de l’étiquette « présente un risque en cours de vol ».

Immigration Canada incarcère aussi des enfants dans ses centres, contrevenant ainsi aux lois internationales qui découragent fortement ces mesures dans le cas des mineurs-es. Malgré cela, le Canada détient des centaines d’enfants dans ses centres chaque année. Certains-es y sont nés-es, comme Alpha Anawa et ont passé leur vie sans liberté.

Contrairement aux États-Unis, où l’incarcération des immigrants-es ne doit pas dépasser 90 jours, au Canada, elle peut être indéfinie. Des 585 personnes détenues dans les centres d’Immigration Canada en 2013, 60 l’étaient depuis plus d’un an. Certains-es l’étaient depuis plus de 10 ans, perdus-es dans les limbes carcérales pour ceux et celles qu’on ne peut déporter.

Le consultant en immigration, M. Macdonald Scott, souligne que le Canada est un des rares pays à ne pas avoir de limite de temps à l’incarcération des immigrants-es et requérants-es d’asile. « Nous sommes un État voyou » déclare-t-il.

En 2015, le Comité de l’ONU pour les droits humains fustigeait le Canada pour ces pratiques. Les détenus-es ont droit à une révision de leur cas périodiquement, mais ces révisions sont souvent faites pour empêcher une libération. Le fardeau de la preuve pour justifier la privation de liberté ne repose pas sur le gouvernement, c’est à la personne détenue de démontrer qu’elle mérite sa liberté. C’est une situation perverse (dans l’application de notre droit). Pour plusieurs, le caractère indéfini de la détention la rend pire qu’une sentence pour un acte criminel.

Les structures oppressives des détentions indéfinies

En 2015, l’University of Toronto’s International Human Rights Program (IHRP), dans un rapport, a mis en évidence que le régime de détention des immigrants-es du Canada violait les lois internationales, dont celles sur la prohibition des détentions arbitraires et des traitements cruels, inhumains et dégradant. Ce rapport conclut que tout le système est légalement « un trou noir ».

Malgré tout, certains-es élus-es ont préféré utiliser d’autres analogies pour qualifier les réalités de la vie dans les établissements de détention des immigrants-es : « Les conditions de vie dans ces centres s’apparentent à celles d’un hôtel 2 étoiles avec un peu de sécurité ajoutée » a déclaré M. Jason Kenney alors ministre de la citoyenneté de l’immigration et du multiculturalisme à la Chambre des communes en 2009. Il faisait ainsi étalage de son grave manque de connaissance des centres en questions et des hôtels 2 étoiles.

Les immigrants-es dans ces centres de détention à Toronto, Montréal et Vancouver sont sous constante surveillance par caméras, gardiens-nes armés-es et coupés-es de leur familles. Leurs effets personnels, comme les téléphones cellulaires, leur sont confisqués. Les punitions en cellules d’isolement sont permises. Ceux et celles qui doivent être hospitalisés-es sont transportés-es menottés-es, souvent enchaînés-es. Une personne a même été enchaînée sur la chaise du dentiste durant son traitement.
De profonds états de stress et de dépression résultent souvent de ce type d’incarcération. Dans plusieurs cas, il amplifie les traumatismes de ceux et celles qui ont fuit la torture et les persécutions.

Un tiers environ des immigrants-es détenus-es le sont dans des prisons provinciales, dont celles à sécurité maximale. Le régime imposé y est de 17 heures par jour d’enfermement en cellule, de fouilles à nues à chaque sortie et entrée dans l’édifice, en plus de vivre avec des criminels de droit commun. Un immigrant a déclaré au IHRP : « Nous sommes traités-es comme des déchets ».

C’est ce que les chercheurs-euses qualifient de « crimmigration ». On amalgame les lois sur les crimes et celles sur l’immigration et les immigrants-es sont ainsi de plus en plus perçus-es et traités-es comme des criminels-les. La loi rend « illégales » des personnes qui traversent la frontière et les punit durement.

Pendant ce temps, les capitaux vont et viennent d’un pays à l’autre plus facilement que jamais. Ce sont les compagnies minières canadiennes et celles de l’armement qui sèment la mort et la dévastation à travers le monde et qui produisent les conditions menant à l’immigration.

Un slogan des militants-es pour les droits des immigrants-es le scande : « Nous sommes ici parce que vous avez détruit nos pays ».

Une réforme en profondeur s’impose, il faut plus qu’une simple révision

Plusieurs groupes canadiens pour la défense des droits démocratiques ont demandé une enquête à l’Agence des services frontaliers dans la foulée de la mort de Milkiora Gahungu et Francisco Astorga. Mais pour Syed Hussan, militant pour la justice envers les immigrants-es et écrivain, il faut plus qu’une simple enquête si nous voulons des changements en profondeur. « Nous devons repenser complètement notre politique d’immigration dans ce pays et aboutir à une société où les immigrants-es peuvent circuler à volonté, partir et revenir en même temps que nous soutenons la lutte des autochtones pour leur auto-détermination », ajoute-t-il.
Une simple révision sans réforme en profondeur ne mettra pas fin aux abus et à l’inhumanité de la détention : elle ne devrait jamais être indéfinie et jamais n’être utilisée qu’en dernier ressort. (…) Elle ne diminuera pas l’impact des frontières qui régulent les inégalités de liberté dans notre monde globalisé. Les frontières confinent, blessent et tuent.

Sur le même thème : Canada

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...