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Elon Musk, le milliardaire sans limites

En moins de trois semaines, le patron de Tesla est parvenu à emporter Twitter, en proposant la somme de 44 milliards de dollars. La prise de contrôle de cette plateforme très influente va donner à ce milliardaire libertarien un pouvoir exorbitant. Les États-Unis paient leur laxisme à l’égard des géants du numérique.

26 avril 2022 | tiré de mediapart.fr

En janvier 2021, des responsables républicains américains se prenaient à rêver d’une prise de contrôle de Twitter par Elon Musk, afin de laver l’affront de l’exclusion définitive de Donald Trump du réseau social. Seul le milliardaire, libertarien convaincu et soutien discret de l’ancien président américain, était susceptible, selon eux, de défendre le « free speech » (la liberté d’expression sans frein) et les libertés publiques mises à mal par les démocrates et les adeptes du « politiquement correct » de tous bords. À peine un an plus tard, leur souhait est en passe de devenir réalité.

Au terme d’une bataille éclair d’à peine trois semaines, le milliardaire américain a annoncé le 25 avril avoir fait plier Twitter. Le conseil d’administration du groupe numérique, qui avait juré de s’opposer à la montée en puissance du fondateur de la société spatiale Space X et président du constructeur automobile Tesla, lorsque ce dernier avait dévoilé au 1er avril avoir pris déjà 9 % du capital, s’est incliné devant la puissance de l’argent. Jack Dorsey, cofondateur de Twitter et toujours actionnaire important du groupe après en avoir abandonné la direction l’an dernier, lui a apporté son soutien, estimant que « Elon était la seule solution » dans laquelle il croyait.

L’offre d’Elon Musk est une de celles qu’on ne peut refuser. Il propose de racheter le groupe numérique pour la somme exorbitante de 44 milliards de dollars (41,2 milliards d’euros), l’équivalent du PIB de la Serbie. À la tête d’une fortune estimée à plus de 250 milliards de dollars, le deuxième homme le plus fortuné du monde derrière Jeff Bezos, fondateur d’Amazon (le classement entre les deux varie en fonction des cours de la bourse), assure avoir déjà réuni tous les financements nécessaires. Il a sécurisé 25,5 milliards de dollars de crédit et dit pouvoir réunir sans problème 21 milliards de capital pour achever son opération d’ici à la fin de l’année. Après, il entend être le seul maître à bord et retirer la société de la bourse, afin de ne plus avoir à faire avec les autorités boursières.

Un réseau d’influence

C’est naturellement sur Twitter dont il fait parfois un usage compulsif, où il est suivi par 83 millions d’abonnés, qu’Elon Musk a annoncé sa victoire. Au nom de la défense des libertés. « La liberté d’expression est le fondement d’une démocratie qui fonctionne et Twitter est la place publique numérique où sont débattues des questions vitales pour l’avenir de l’humanité », a-t-il insisté. Le milliardaire avait déjà expliqué auparavant qu’il ne «  se souciait pas de l’argent » dans cette opération. Peut-être pas de l’argent mais de l’influence et du pouvoir qu’une telle prise peut apporter, sans aucun doute.

Comme nombre de plateformes du numérique, le succès de Twitter ne réside pas dans ses comptes. Twitter s’est développé en cherchant constamment à accroître son nombre d’abonnés mais peine à devenir profitable au bout de 16 ans d’existence. Son intérêt est ailleurs. Même si la plateforme n’a pas eu la même croissance que Facebook et Instagram (ces derniers comptent entre 1 et 2 milliards d’abonnés, quand Twitter n’en a que 231 millions), le réseau social a acquis une influence qui dépasse largement sa taille. Les responsables politiques s’en servent pour passer leurs messages, les groupes pour promouvoir leur image, les autres pour échanger et réagir en temps réel. Même les gouvernements et leurs services diplomatiques ont appris à l’utiliser pour afficher au plus vite leurs positions.

Il est devenu une source permanente d’informations pour les journalistes comme pour les financiers. Il suffit de se rappeler l’importance des tweets de Donald Trump, susceptibles en un instant de crisper des relations diplomatiques avec un pays – souvent la Chine – ou de faire provoquer un événement – comme le 6 janvier 2021, avec l’assaut du Capitole). Elon Musk lui-même n’a pas été le dernier à utiliser cette caisse de résonance pour orienter certains cours boursiers ou favoriser des mouvements spéculatifs.

Voir un tel réseau d’influence dans les mains d’Elon Musk est donc tout sauf anodin. « Il est plus puissant que les États maintenant. Il possède l’actif technologique le plus important aux États-Unis [avec Tesla] et probablement un des actifs le plus stratégiques au monde [avec SpaceX], et maintenant il a un des outils de communication les plus importants au monde », reconnaît Ross Gerber, un investisseur très proche d’Elon Musk interrogé par le Washington Post.

Cette puissance, dont beaucoup n’ont découvert le pouvoir de prescription ou d’influence qu’avec retard, n’est pas sans effrayer nombre de responsables politiques, surtout dans le camp démocrate. Alors que la campagne électorale de mi-mandat approche, la prise de contrôle par ce milliardaire proche de Trump ne peut qu’alarmer.

Capitalisme débridé

« Méfiez-vous de ceux qui invoquent la liberté », prévient l’ancien secrétaire américain au travail Robert Reich. « Cet accord est dangereux pour notre démocratie. Les milliardaires comme Elon Musk jouent en suivant un ensemble de règles différentes de celles de tout le monde, accumulant du pouvoir pour leur propre bénéfice. Nous avons besoin d’un impôt sur la fortune et de règles strictes pour que la “big tech” soit responsable de ses actes », a réagi la sénatrice démocrate Elizabeth Warren, immédiatement après l’annonce de ce rachat. Celle-ci milite depuis des années pour un contrôle de l’État sur les géants du numérique.

En lançant cette opération – la plus importante jamais réalisée dans le secteur du numérique –, Elon Musk souligne à nouveau l’extrême déformation de ce capitalisme hyperfinanciarisé que les États, à commencer par le premier d’entre eux, les États-Unis, ont laissé prospérer sans la moindre règle, le moindre contrôle, depuis des décennies. « Nous avons ici l’exemple parfait d’un “top milliardaire”. C’est-à-dire une personne incroyablement riche qui, sans responsabilité, est capable de prendre des décisions avec des ramifications qui peuvent potentiellement bouleverser beaucoup, beaucoup de gens – en se basant sur rien de moins que leur humeur et leurs poches ridiculement profondes », écrit l’éditorialiste du Washington Post, Christine Emba.

L’engouement débridé des marchés financiers pour les nouvelles technologies, soutenu par des politiques monétaires et budgétaires ultra-favorables, a permis à certains dirigeants, grâce à des cours de bourse boursouflés, de se constituer des fortunes hors de toute justification, et d’acquérir un pouvoir hors de tout contrôle, dépassant ceux des États. Elon Musk est de ceux-là. Il en est même l’exemple le plus abouti.

Un libertarien nourri par la commande publique

Né en Afrique du Sud, le milliardaire de 50 ans s’est toujours affirmé comme un libertarien farouche, contestant la moindre entrave. Certains ont voulu y voir le respect du monde original d’Internet, celui qui professait le partage total des savoirs et des techniques sans entrave. Mais à lire son biographe, Ashlee Vance, les vraies sources d’inspiration d’Elon Musk sont à chercher du côté de son grand-père Joshua Haldeman.

Canadien, ce dernier a été ruiné pendant la Grande Dépression des années 1930. Cet homme d’extrême droite en a conçu une haine tenace pour les financiers de Wall Street et les gouvernements, qu’il a transmise manifestement à toute la famille. Après la Seconde Guerre mondiale, il a préféré quitter le Canada, jugé « communiste », pour s’exiler en Afrique du Sud, au moment où le gouvernement de Pretoria commençait à mettre en œuvre sa politique d’apartheid, afin de retrouver « l’esprit des pionniers ».

C’est cet héritage qu’Elon Musk ne cesse de revendiquer. Quittant l’Afrique du Sud à 17 ans pour le Canada puis pour la Californie, il se fait très vite une place dans la Silicon Valley et cofonde la Zip2, spécialisée dans les informations en ligne des sociétés. Après le rachat de cette société par Vista, il crée une banque en ligne, X.com. Mais celle-ci est très vite dépassée par sa filiale, acquise en 2000, Paypal, spécialisée dans les paiements en ligne. X.com disparaît au profit de Paypal. Mais très vite, Elon Musk est débarqué de son poste de PDG. Il en tirera un principe intangible : ne jamais abandonner le contrôle du capital ni du pouvoir.

Par la suite, l’homme qui a toujours été fasciné par les aventures spatiales, la science-fiction et rêve d’aller sur Mars pour y fonder une nouvelle colonie humaine, crée Space X, une société de lanceurs, un secteur qui jusqu’alors est aux mains exclusives des États. L’aventure menace de tourner court, faute de financements et de succès. Mais Elon Musk est sauvé par la Nasa, qui lui apporte des centaines de millions de financements et de commandes. Grâce à ces aides et au soutien des bureaux de l’agence américaine, l’entrepreneur, qui a toujours contesté les impôts et les interventions étatiques, met au point un système révolutionnaire de lanceur récupérable qui permet d’abaisser les coûts de 30 à 50 %.

Le monde spatial, qui l’avait regardé jusqu’alors avec condescendance, ne rigole plus. D’autant que la Nasa lui a accordé à partir de 2020 l’exclusivité du ravitaillement de la station spatiale internationale et de ses lancements spatiaux.

Profitant de ce statut, Elon Musk lance son propre réseau privé de satellites de télécommunications par Internet, Starlink. Reposant sur des milliers de satellites sur orbite terrestre basse, ce réseau constitué au mépris de toutes les règles internationales de l’espace est de plus en plus contesté par les scientifiques, à la fois pour les nuisances qu’il produit, gênant les recherches et les observations astronomiques, mais aussi pour les risques de pollution de l’espace à venir.

La fortune grâce à Tesla

À partir de 2004, Elon Musk se passionne pour une autre aventure, la voiture électrique Tesla. Contrairement à la légende réécrite par la suite, il n’est pas du tout à l’origine de la société. Celle-ci a été fondée par un ingénieur, Martin Eberhard, qui veut créer une voiture électrique pour sortir de la dépendance au pétrole et la nomme Tesla, en référence à l’ingénieur serbe Nikola Tesla, inventeur du moteur électrique à courant alternatif.

Se passionnant pour le projet, Elon Musk évince très vite le fondateur pour en prendre totalement le contrôle. Mais en 2008, la société elle aussi est au bord de la faillite. Elle est renflouée grâce à Toyota et Daimler. Mais Elon Musk veille à garder soigneusement le contrôle du groupe.

Entre les batteries qui prennent feu, les difficultés à respecter les cadences de production et les accidents liés au début de la voiture autonome, le chemin de Tesla est des plus chaotiques. Le groupe a enregistré son premier résultat positif en 2020 (720 millions de dollars de profits pour 31 milliards de dollars de chiffre d’affaires), après avoir livré 380 000 véhicules dans l’année. Pourtant, sa capitalisation boursière est supérieure à l’addition de celles de Ford, GM, Toyota, Fiat et PSA.

Et Elon Musk est le premier à profiter de cette folie de capitalisme de casino, comme le dénonce le sénateur démocrate Bernie Sanders dans un tweet du 10 janvier 2021. « En mars 2020, la fortune d’Elon Musk s’élevait à 24,5 milliards de dollars, le 9 janvier 2021, elle atteint 209 milliards de dollars », rappelle-t-il, avant de souligner que le salaire horaire minimum est toujours de 7,25 dollars.

Une poigne de fer

Tout en revendiquant la plus grande liberté d’action, Elon Musk impose dans ses groupes des règles de fer. Les dirigeants qui discutent ses décisions ou tout simplement lui font de l’ombre sont éjectés dans le quart d’heure. Les horaires de travail sont démentiels. Pour Elon Musk, il ne saurait y avoir de vie en dehors du travail. Les ouvriers qui ont osé envisager la création d’un syndicat ont été immédiatement licenciés. Pendant le confinement, il leur imposait de venir travailler, en dépit des interdictions légales. De même, c’est sans aucun souci qu’il voit les ouvriers de son usine Tesla à Shanghai travailler et dormir sur place dans les conditions les plus précaires, afin de maintenir la production, alors que toute la ville est bouclée.

Mais si ses règles sont indiscutables, celles des autres sont insupportables. Elon Musk n’a cessé de dénoncer à coups de tweets vengeurs les enquêtes de la SEC (l’organisme fédéral de contrôle des marchés financiers) contre lui, alors qu’il a été accusé à plusieurs reprises de manipulation de cours, voire de délit d’initié. L’agence de sécurité a eu le droit aux mêmes traitements lorsqu’elle enquêtait sur les accidents provoqués par la voiture autonome. De même, il a décidé d’abandonner la Californie au profit du Texas, où les lois sociales sont beaucoup moins contraignantes et la fiscalité minimale.

La fin de la modération

Quelle attitude va-t-il adopter lorsqu’il aura pris le contrôle de Twitter, se demandent avec inquiétude les salariés du groupe et de nombreux observateurs. « J’espère que même mes pires détracteurs resteront sur Twitter, car c’est ce que signifie la liberté d’expression », a déclaré le milliardaire sur le réseau. Une promesse qui n’a guère convaincu les internautes qui ont eu à essuyer ses foudres pour avoir osé critiquer ses entreprises ou ses positions.

Au nom de la liberté d’expression, Elon Musk a promis d’en finir avec « la censure » et de revoir de fond en comble la politique de modération difficilement mise en œuvre ces dernières années par la plateforme, l’amenant à supprimer les contenus racistes, xénophobes ou complotistes. C’est « le retour à la liberté d’expression  », s’est félicité le sénateur républicain Jim Jordan. Les mouvements comme Black Lives Matter, les associations féministes, LGBT+, contre le racisme et pour la défense de l’environnement sont très inquiets. Ils redoutent que la fin des règles de modération ne se traduise par un déchaînement de haine, de propos injurieux, de harcèlement. Car, à la différence de l’Europe qui vient de se doter d’une directive, le Digital Services Act, imposant à Internet les mêmes règles que dans le reste de l’espace public, il n’existe aucune législation encadrant les plateformes aux États-Unis.

Se sachant sous surveillance jusqu’à ce qu’il obtienne toutes les autorisations et achève sa prise de contrôle d’ici à la fin de 2022, Elon Musk s’est lancé dans une opération de séduction en promettant de rendre publics les algorithmes de la plateforme, de limiter les agents logiciels automatiques (bots). Donald Trump est venu lui prêter main-forte. Il fait profil bas. L’ancien président a assuré qu’il n’avait aucune intention de revenir sur Twitter et resterait sur sa nouvelle plateforme. Jusqu’à quand ?

Martine Orange

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