Édition du 26 mars 2024

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Justin, François et les autres

L’élection fédérale de la semaine passée laisse la place à un Canada qui n’a pas changé tout en changeant. C’est un paradoxe qui se répète dans l’histoire. Même après de grands émois (l’insurrection républicaine des Patriotes, l’écrasement de la révolte des Métis, la participation controversée aux guerres du vingtième siècle, l’irruption des mouvements d’émancipation nationale au Québec), l’état « profond » resurgit toujours. Il y a cette continuité également au niveau des classes dominantes. Le cœur du dispositif du pouvoir colonial construit autour de « grandes familles » politiques est resté intact, en dépit des divergences tactiques. L’illustration de cette stabilité est bien sûr dans l’« alternance » qui a dominé tout au long entre « Conservateurs » et « Libéraux » qui partageaient, en gros et au-delà de différences de style, le même projet. On dirait même, les mêmes « valeurs ».

C’est ce qui fait que c’est si difficile de passer par-dessus un État dont le socle repose sur les principes consensuels et profonds de l’exclusion des nations dominées et des privilèges de classes.

Qu’en-est il avec le gouvernement minoritaire élu le 21 octobre dernier ? Le Parti libéral du Canada (PLC) devra faire quelques concessions, mais pas trop. Il a l’avantage d’avoir comme adversaire un Parti Conservateur (PC), visiblement en déroute au Québec et en Ontario, et incapable de construire un projet « hégémonique ». Maintenant et à court terme en tout cas, il est peu probable que le PC cherche à renverser le gouvernement minoritaire. Trudeau le sait très bien, et il va facilement éviter les écueils. C’est là-dessus qu’il faut interpréter le premier énoncé politique à l’effet que le gouvernement procéderait sans délai à la construction du pipeline Trans Mountain.

C’est en fait un consensus fondamental au sein des couches dominantes qu’il faut miser sur le développement de ressources, notamment dans les domaines énergétiques. Ce n’est pas négociable. Ce qu’il l’est se réfère à la manière avec laquelle on va faire cela. Le PLC est davantage en mesure d’agir avec une certaine subtilité, derrière une couche bien épaisse de rhétorique verte. Les autres mesures qui viendront en matière d’économie et d’environnement seront en continuité avec celles introduites par le précédent gouvernement majoritaire : une « taxe carbone » qui ne confronte absolument pas le défi climatique, des investissements dans les infrastructures ici et là et l’alignement sans réserve face aux tentatives de Washington d’imposer la pax americana (quitte à voir quelques explosions d’acné face aux folies de Trump).

Sur tout cela, on s’entend. Et en attendant que le PC ait refait ses forces (ce qui n’est pas pour demain), le PLC pourra gouverner tranquillement.

Reste la question toujours mouvante de la « gestion » du Québec.

Là aussi, il y a continuité. La « menace » d’une rupture a été reléguée à plus tard. Québec Inc. et la faction de droite du PQ se sont rangés : ça s’appelle la CAQ. Le nationalisme identitaire et la volonté de protéger l’autonomie toute relative du Québec dans certains domaines réservés (éducation, culture, santé) permettent à la bourgeoisie subalterne et à l’appareil d’État québécois d’y trouver son compte, sans être obligés d’entrer sur le terrain glissant de l’émancipation. Autour de cela, François Legault peut dormir tranquille.

Le Parti Libéral du Québec (PLQ) est devenu une formation politique ethnique, pratiquement désertée par les francophones, y compris les couches supérieures qui votaient auparavant pour ce qui était un PLQ réellement conservateur, et surtout fédéraliste.

La CAQ en écartant le « danger séparatiste » tire le tapis sous les pieds des Libéraux. Par ailleurs, Legault ne peut pas trop s’inquiéter du PQ. Les électeurs ont abandonné ce parti qui était trop marqué par son histoire et qui visiblement, ne tenait plus le gouvernail, en essayant de contenter le peuple et ses ennemis. Les politiques austéritaires (depuis la religion du « déficit zéro » de Lucien Bouchard), tout en laissant de côté le projet d’émancipation, ont placé le PQ dans une position où il s’est rendu lui-même obsolète.

Reste à voir ce que sera cette marge d’autonomie avec Ottawa.

Je ne serais pas surpris que Trudeau et Legault se trouvent des atomes crochus. Il y a d’ailleurs une occasion avec le projet de pipeline GNL qui doit transporter sur 750 kilomètre le gaz albertain jusqu’au Saguenay. La CAQ est carrément pour ce projet. L’imposer cependant représente quelques obstacles, dont l’opposition d’une partie importante de la population et la mobilisation de la vaste mouvance écologiste. Legault pourra-t-il gagner cette bataille ? S’il le fait, Trudeau serait très content, car cela serait un argument de plus pour ferme le clapet aux conservateurs de droite dans l’ouest.

Alors vous voyez, c’est cela la continuité dans l’alternance à la canadienne.

Cependant, rien n’est jamais lisse.

Dans cette stabilité du dispositif du pouvoir, il y a eu et il y a encore des points de confrontation et des projets qui essaient de promouvoir une alternative. Du côté canadien, c’est généralement plutôt tranquille. Le NPD, éternel troisième parti, a gouverné quelques provinces, essentiellement comme les Libéraux l’auraient fait. C’est en partie pour cela qu’il est resté en arrière, sans jamais construire une force contre-hégémonique. De plus, le NPD a intériorisé le dispositif canadien, contre le peuple québécois notamment, quitte à faire semblant d’être plus accommodant, mais sans jamais cacher son attachement à ce « beau et merveilleux pays des Rocheuses à l’Atlantique ».

Des gauches, surtout en Ontario, ont essayé plusieurs fois de changer le NPD. La dernière tentative encore en cours autour du Leap Manifesto et de la figure emblématique de Naomi Klein est attirante, mais je doute qu’elle puisse réellement élargir les fissures de l’État. Bonne chance en tout cas !

La situation est depuis longtemps différente au Québec.

Même très réformiste, le PQ de René Lévesque était inacceptable. L’idée de refonder la confédération était quelque chose qu’il fallait détruire et cela a été le consensus très puisant qui a uni toutes les factions des classes dominantes au Canada, et tous les partis (souvenons-nous de la participation du NPD aux campagnes du « non » en 1980 et en 1995).

Maintenant que le PQ est entré aux soins palliatifs, Québec Inc. et Canada Inc. peuvent respirer un peu.
Mais pas trop. Contrairement au ROC, il y a un projet ici. Et ce n’est pas une conversation entre quelques profs d’université, ce n’est pas un « petit » projet. Cela aussi porte un nom : Québec Solidaire.

Autre grosse différence, au Québec, il y a un mouvement populaire qui bon an mal an résiste et sème des grains de sable, parfois assez gros, dans l’engrenage du pouvoir. Les syndicalistes l’ont fait, les étudiants l’ont fait et maintenant, une puissante coalition réunie tout le monde sous la bannière écologiste le fait. Autrement dit, ce qui est dangereux pour la continuité et l’alternance, est la possibilité d’une convergence entre émancipation sociale et écologique d’une part, et souveraineté populaire d’autre part.

Une fois dit cela, il faut s’attendre à de dures batailles. Le rapport de forces reste fondamentalement inégal, malgré les 500 000 que nous étions dans la rue l’autre jour. Le pouvoir se distille dans les officines opaques d’une bureaucratie d’état bien organisée, largement menée à Ottawa, relayée par les élites québécoises subalternisées. Ce dispositif est solide, il ne faut pas rêver en couleurs. Il dispose également d’une alliance « organique » avec l’impérialisme américain.

Aussi, Trudeau, Legault et les autres sont assez confiants de pouvoir « gérer » les turbulences actuelles et à venir.
Alors de notre côté, il faudra avoir de la détermination et de la patience, être en mesure de mener ce que Gramsci appelait une « guerre de position », opiniâtre, stratégique, astucieuse.

On l’a fait dans le passé. On va continuer de le faire dans la période à venir.

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