Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Québec

Comment en sommes-nous arrivés là ? le satané virus, les gouvernements et le sort terrible réservé aux aînés.es

Dans ma livraison précédente, je disais que ce satané virus était un révélateur, il est même un révélateur dangereux. Il expose en pleine lumière, devant tout le monde, ce que seules des personnes averties pouvaient voir et qui n’intéressait personne ou presque. Qui parlait de cette plaie béante dissimulée dans des lieux peu fréquentés qu’est la situation indécente réservée à la génération vieillissante en perte d’autonomie pouvant aller jusqu’à la dépendance ? Comment en sommes-nous arrivés.es là ?

Les premières explications sont de deux ordres interdépendants d’une certaine façon : le manque de main-d’œuvre chronique et les hyper structures. Ce sont deux arguments pertinents, mais insuffisants. Il est vrai que les réformes de structures dominent le secteur de la santé depuis le début des années 1980 au moins. (Je vous invite à réécouter l’entrevue avec le professeur émérite André Contandriopoulos à l’émission Pénélope à Radio-Canada le 21 avril courant. Il y brosse l’histoire de l’évolution de l’hébergement des personnes âgées au Québec). Je ne m’étendrai donc pas sur cet aspect qui s’impose par ailleurs.

Quant au manque de main-d’œuvre, l’argument de la médiocrité des salaires arrive en premier lieu. Les syndicats ajoutent, avec pertinence, que les conditions de travail y sont pour beaucoup, surtout pour les préposés.es, mais aussi pour les autres soignants.es. Ils mentionnent aussi que c’est un travail difficile, peu ou mal reconnu, ce qui est aussi vrai. Pour ma part, je trouve que ces explications ne rendent pas compte totalement de l’évolution des choses. Elles ne sont que le cœur de la comète. Sa queue traîne des éléments aussi pires dans leurs effets.

Je sais, pour l’avoir vécu sur le terrain du travail social, là où j’ai exercé ma profession, que ces deux aspects de la réalité sont accompagnés de méthodes de gestion introduites en même temps que les réformes et en place aujourd’hui non seulement dans les CHSLDs et les autres institutions hébergeant des personnes en perte d’autonomie, mais dans tout le réseau. On parle rarement de cet aspect devant le grand public ; c’est dommage, car cela nous permet de beaucoup mieux comprendre ce que nous vivons en ce moment.

Au début, était le néolibéralisme et un de ses outils opérationnels, le New Public Management. Ce vade-mecum a été élaboré par l’administration britannique de Tony Blair et appliquée avec de multiples variantes dans les sociétés dotées de services publics développés, notamment dans le secteur de la santé. Toute la logique de cette philosophie de gestion est basée sur les principes capitalistes, fondements des entreprises privées et de leurs profits. À l’époque, les services de santé, notamment, étaient encore considérés et traités dans ces sociétés comme un service à la population. Depuis l’introduction de l’assurance-hospitalisation et maladie universelle et, en ce qui nous concerne, la nationalisation des institutions, toute l’action du secteur est conçue en fonction de ce principe, la recherche du profit n’est pas un objectif.

S’il ne parle pas de profits, c’est sous prétexte d’économies que le New Public Management prône la baisse des dépenses publiques par la privatisation des institutions et des services, la gestion la plus serrée possible des dépenses courantes et, singulièrement, des personnels. L’opposition des populations à la privatisation a obligé les gouvernements à reculer sous cet aspect, mais en partie seulement. De plus en plus de services ont été transférés au fil du temps à des entrepreneurs privés ou communautaires, avec une surveillance plus ou moins serrée du gouvernement et des financements nettement insuffisants dans le communautaire. C’est comme cela que nous nous retrouvons avec des CHLSDs et d’autres institutions privés.es, ou privés.es conventionnés.es.

Le premier objectif économique de l’État est d’abord de ne plus être propriétaire d’édifices à construire et entretenir. Le gouvernement libéral de l’époque s’est engagé à ne plus investir dans le béton ! Et ceux qui ont suivi ont carrément ouvert l’hébergement des populations dépendantes à l’entreprise privée dont l’objectif est le profit. Il n’y a pas d’argent à faire dans cette activité qui exige des moyens importants en équipement et en personnel, si ce n’est de tout sous- payer et d’attendre le jour où il sera possible de vendre la propriété et le fonds de commerce. Et tant pis pour les résidents.es et les travailleurs.euses qui seront soumis.es à d’autres conditions de séjour, de vie et de travail. Les centrales syndicales se sont réfugiées dans leur volonté de syndiquer cette main-d’œuvre. Je dirais que les succès sont mitigés ; c’était à prévoir. À ma connaissance, ces conventions collectives là où elles ont été arrachées ne sont en rien à la hauteur de celles du secteur public qui ne sont pas à la hauteur non plus.

Je n’ai pas les renseignements nécessaires pour parler de coupes dans le matériel de toutes sortes qui n’ont pas cessées au fil du temps. Le « just in time » a été introduit et appliqué largement. Le manque crucial d’équipements de protection individuelle indispensables en ce moment, en est une conséquence à coup sûr.

Cette notion de « juste à temps » s’applique aussi aux personnels. Déjà, au début des années 1980, la consigne de gestion des présences au strict minimum était de mise. Une de mes amies, technicienne en salle d’opération d’un des grands hôpitaux de la Rive-Sud, me racontait s’être fait répondre que la gestion exigeait qu’il y ait toujours une personne de moins que prévu dans les équipes quand elle avait protesté parce qu’il manquait une personne dans son équipe. Au pire, si en cours de route la situation devenait intenable ou dangereuse, on ferait rentrer une personne sur appel, pour quelques heures.

Les postes sur appel ont fleuri partout dans le réseau et, au début, sans même de garantie d’heures de travail par semaine. Les personnes, principalement des femmes à ma connaissance, étaient obligées de rester chez-elles à attendre un hypothétique téléphone qui leur permettrait de travailler quelques heures ou une journée de temps en temps. Il va sans dire que gagner sa vie de cette manière est impossible et que faire garder ses enfants à la dernière minute s’avère un cauchemar. La lutte syndicale a fini par obliger le gouvernement à garantir un certain nombre d’heures par semaine attachées à ces postes, mais, toujours à ma connaissance, ce genre de postes est loin d’avoir disparu, au contraire et les heures garanties sont toujours insuffisantes. M. Legault s’adresse notamment aux personnes détentrices de ces postes, quand il plaide pour l’augmentation de personnel dans les CHSLDs. Les véritables postes à temps partiel ne sont pas la norme et ceux qui constituaient les équipes volantes, capables de remplacer, renforcer et dépanner ont eux aussi pour ainsi dire disparu. Quant aux postes à temps plein, il est vrai que beaucoup de personnes, notamment les femmes ne veulent pas les occuper parce qu’ils les obligent à travailler au moins 35 heures par semaine. On les comprend ! Les conditions de travail, surtout pour les infirmiers.ères assujettis.es au temps obligatoire, entrent rapidement en contradiction avec les charges familiales,et viennent à bout de la résistance. Qui veut mettre absolument sa qualité de vie en cause tous les jours ?

La queue de la comète contient aussi des concepts de gestion comme « la méthode Toyota » tant glorifiée par le PQ de l’époque et dont son ministre de la santé Y. Bolduc a été le champion. Tous les actes accomplis par quiconque dans le personnel, ont été comptés, minutés, décortiqués pour s’assurer d’économiser le moindre sous au passage. Le balayeur s’est vu assigner des kilomètres de plancher à nettoyer en un temps précis ; tant pis s’il rencontre un dégât majeur quelque part sur son chemin. Il lui faudra simplement accélérer pour rattraper le temps perdu. L’infirmière a un temps limité pour faire une injection, quelle que soit la difficulté rencontrée et ainsi de suite pour toutes ses interventions et pour toutes les catégories de personnel. On a autorisé un nombre réduit d’entrevues qui ne devaient durer qu’un temps déterminé aux travailleurs.euses sociales des CLSCs. Le personnel de ces institutions assigné aux services à domicile doit rencontrer un nombre déterminé de visites en un temps prédéterminé. De fameuses grilles d’emploi du temps, de statistiques, de reddition de compte font la loi et occupent un temps fou qui serait mieux investi auprès des personnes en demande d’aide et de soins.

Le summum de cette « méthode » me semble avoir été atteint au milieu des années 1990 quand les nouveaux et nouvelles gestionnaires ont été recrutés.es pour leurs seules qualités de gestion au sens le plus étroit du mot. Dans un CLSC de la région de Montréal, la nouvelle direction a voulu rassurer le personnel en lui disant, à son arrivée, qu’il n’avait rien à craindre, qu’elle ne s’occuperait que de la gestion et qu’elle n’avait aucune compétence clinique ! ! ! Dans un autre CLSC, la nouvelle responsable des ergothérapeutes leur explique, très sérieusement, que leurs interventions auprès des patients.es doivent être comme la fabrication d’un toutou en usine et qu’il faut en terminer un nombre déterminé par quart de travail. Une personne demande que faire si on n’a pas pu compléter le nombre d’intervention prévue. Réponse : vous avez un toutou de plus à compléter le lendemain.

En fait, ce sont une série de concepts de gestion qui se sont succédés (plus récemment l’approche Lean entre autres) et qui ont été imposés au nom de la « productivité ».

Ces méthodes ont un impact destructeur sur les conditions de travail et conséquemment, sur le bien-être des individus, travailleurs.euse et patients.es. Elles introduisent une déprofessionnalisation et une dépersonnalisation du travail ne laissant presque aucune marge d’autonomie aux intervenants.es, les privant de l’espace de jugement nécessaire et plaçant les professionnels.les, dont les infirmiers.ères en contradiction avec les standards de leur profession. Plusieurs entrent dans un conflit de loyauté destructeur : faire ce que j’estime qui doit être accompli selon ma formation ou respecter les règles établies par l’administration qui n’ont que peu ou pas de sens pratique ni théorique. Nous sommes dans un système de confrontation entre différentes logiques en présence dans les milieux de soins : logiques marchande, organisationnelle, gestionnaire, professionnelle, individuelle, et collective, sociale.

Avec le poids de l’adaptation continue aux nouvelles structures, les travailleurs-euses, subissent un stress majeur, qui mène à la démobilisation et finalement, dans bien des cas, une destruction telle que sortir « du système » devient une décision qui s’impose,

Conclusion

Au point où nous en sommes, je ne crois pas que revenir totalement sur les structures et tout chamboulé à nouveau serait très utile. Mais un coup de balai s’impose dans ces modes de gestion. En France, où ces nouvelles méthodes d’approche du secteur hospitalier ont été introduites plus tard que chez-nous, le problème est plus clairement mis en lumière publiquement. Tous les soignants.es, y compris les médecins, se sont soulevés contre ces règles qui ont transformé leurs institutions en entreprises devant coûter de moins en moins cher aux contribuables, sinon générer des profits. Là comme ici, les fameux.ses contribuables paient aussi un lourd prix quand il leur faut passer dans la catégorie patient.e ou personne hébergée.

Je comprends mal que les syndicats ne dénoncent pas publiquement haut et fort ces aspects de nos difficultés sociales. Pouvons-nous compter sur le gouvernement Legault pour introduire cette correction fondamentale ? J’en doute. Comme il s’est déjà installé dans l’appel à la compassion, en passant par une meilleure rémunération des bonnes âmes, modifiant ainsi les règles négociées en vigueur, la politique de la potion magique devrait se poursuivre. Il semble bien que rien n’ait changé aux tables de négociations en cours.

Note : j’ai tiré une partie de mes informations sur les effets des pratiques de gestion dans le secteur de la santé d’un rapport intéressant et très bien fait par la FIIQ en 2011. J’invite les lecteurs.trices à le consulter sur le site du syndicat.

Alexandra Cyr

Retraitée. Ex-intervenante sociale principalement en milieu hospitalier et psychiatrie. Ex-militante syndicale, (CSN). Ex militante M.L. Actuellement : membre de Q.S., des Amis du Monde diplomatique (groupe de Montréal), animatrice avec Lire et faire lire, participante à l’établissement d’une coop. d’habitation inter-générationnelle dans Rosemont-Petite-Patrie à Montréal. Membre de la Banque d’échange communautaire de services (BECS) à Montréal.

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