Édition du 23 avril 2024

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Économie

Le grand chaos monétaire mondial (3/3) Analyse

Les pays émergents sous la menace d’une crise mondiale de la dette

À peine remis de l’arrêt de leur économie pendant la pandémie, les pays en développement doivent affronter l’inflation des prix de l’énergie et des produits alimentaires et la cherté du dollar. L’envolée de la monnaie américaine les pousse dans la crise et la récession. L’ordre monétaire mondial issu de 1973 donne des signes d’épuisement.

12 octobre 2022 | tiré de mediapart.fr
https://www.mediapart.fr/journal/international/121022/les-pays-emergents-sous-la-menace-d-une-crise-mondiale-de-la-dette

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Le ton est inhabituellement sévère. Surtout pour une organisation internationale accoutumée au langage diplomatique et à l’euphémisation. Dans son dernier rapport, publié le 4 octobre, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) a tenu à adresser une mise en garde alarmante dès l’avant-propos. « Le monde se dirige vers une récession mondiale et une stagnation prolongée à moins que nous changions rapidement les politiques actuelles de resserrement monétaire et budgétaire dans les économies avancées », écrit l’institution.

« Les chocs sur les approvisionnements, la perte de confiance des consommateurs et des investisseurs et la guerre en Ukraine ont provoqué un ralentissement mondial et engendré des pressions inflationnistes. Toutes les régions seront touchées mais l’alarme est encore plus forte pour les pays en développement. Beaucoup d’entre eux sont au bord d’un défaut de paiement. Les tensions climatiques s’intensifient avec une augmentation des pertes et des dommages dans les pays vulnérables qui manquent de moyens budgétaires pour affronter ces désastres, sans parler d’investir dans leur propre développement à long terme », poursuit-elle.

Avant de conclure : « Il est encore temps de reculer afin d’éviter la récession. [...] C’est une question de choix politiques et de volonté politique. »

Les propos de la Cnuced n’ont guère attiré l’attention des responsables des pays développés jusqu’à présent. Ils sont pourtant au centre des débats lors des assemblées annuelles de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI) qui se tiennent cette semaine à Washington. Car le constat s’impose désormais : l’économie mondiale va droit vers la récession.

Le FMI a déjà publié le 11 octobre une nouvelle révision de ses prévisions pour 2023, la quatrième en un an. « La situation va vraisemblablement empirer plutôt que s’améliorer à court terme », a prévenu la directrice du FMI, Kristalina Georgieva. L’institution internationale prévoit qu’au moins un tiers de l’économie mondiale connaîtra un profond ralentissement durant au moins deux trimestres l’année prochaine.

Les effets de bord de la prééminence du dollar

Face aux chocs d’offre qui ont provoqué des tensions inflationnistes sur l’énergie et les produits alimentaires, la Réserve fédérale des États-Unis a choisi de répliquer par un resserrement brutal de sa politique monétaire, au risque de créer un effondrement de la demande. Cette politique se traduit déjà par une envolée du dollar qui se répercute partout dans le monde. Pour la directrice du FMI, ce choix s’impose afin de ne pas laisser s’installer une inflation durable dans l’économie mondiale.

Sa position est loin de faire l’unanimité. Dès la rentrée, le président de la Banque mondiale, David Malpass, a mis en garde contre ce mimétisme monétaire des banques centrales, soucieuses de lutter contre l’inflation et de défendre leur monnaie face au dollar. Leurs choix, avait-il expliqué alors, se cumulent et peuvent provoquer des effets de bord incontrôlés. « Des hausses de taux généralisées et trop rapides pourraient conduire à une récession mondiale prolongée », avait-il averti.

Son inquiétude a gagné les milieux financiers. Alors que les signaux de malaise se diffusent sur les marchés financiers, beaucoup se demandent si les banques centrales ne sont pas en train de surréagir. Afin de contenir l’envolée du dollar, certains préconisent une négociation internationale, comparable aux accords du Plaza en 1985, qui avaient permis de fixer pendant plusieurs années les parités monétaires entre les principales devises. Faute de quoi, disent-ils, nous ne sommes pas à l’abri d’une crise financière majeure.

La cherté de la monnaie américaine fait désormais pression sur tous les pays : le moindre changement de la politique macroéconomique des États-Unis a des répercussions immédiates sur tous les autres, rappellent les économistes Maurice Obstfeld et Haonan Zhou dans un long article sur le cycle du dollar publié en août. Loin d’avoir gagné en autonomie, comme il l’espérait quand il avait adopté les taux de change flottants en 1973, le reste du monde se retrouve lié aux décisions prises à Washington. Car le dollar continue de dominer les échanges mondiaux : 90 % des produits négociés dans le monde sont libellés dans la monnaie américaine. La libre circulation des capitaux, la financiarisation des économies et la mondialisation ont encore renforcé la prééminence du billet vert et des États-Unis, devenus le centre mondial des capitaux.

Les tentatives de résistance du Japon et de la Chine

Rares sont les pays qui peuvent échapper en ce moment à l’emprise du dollar et à ses effets sur leurs économies. Et ces tentatives de résistance se paient à un prix élevé. Appliquant une politique monétaire des plus accommodantes depuis plus de vingt ans, la Banque du Japon s’est refusée jusqu’à présent à l’abandonner et à suivre la Réserve fédérale dans la voie du durcissement. En dépit de la remontée de l’inflation, elle ne changera de cap, a-t-elle annoncé, que lorsque les salaires auront augmenté.

Résultat de ce non-alignement : le yen a perdu près de 30 % de sa valeur par rapport au dollar en quelques mois. Alors que les marchés testaient le seuil symbolique de 145 yens pour un dollar, la Banque du Japon a été obligée d’intervenir en septembre, ce qu’elle n’avait pas fait depuis 1998. Pour soutenir sa monnaie, elle a utilisé les grands moyens : ses réserves de change ont diminué de 54 milliards de dollars fin septembre. Et malgré ses interventions, le yen continue à glisser.

Les réserves de la Banque de Chine ont elles aussi diminué de plus de 20 milliards de dollars en septembre. À plus de 3 000 milliards de dollars, elles restent cependant les plus élevées au monde. Mais la Banque de Chine n’en est pas moins sous pression. Comme la Banque du Japon, elle se refuse à adopter une politique monétaire restrictive. Alors que l’économie chinoise tourne au ralenti en raison des confinements à répétition imposés dans les plus grands centres économiques du pays, que l’effondrement de l’immobilier rejaillit sur l’ensemble de l’économie, le gouvernement et les autorités monétaires écartent tout resserrement qui pourrait aggraver le ralentissement du pays.

Mais même si la Banque de Chine a conservé un contrôle étroit sur sa monnaie, qui lui permet de piloter les fluctuations monétaires, elle n’en surveille pas moins attentivement l’évolution du renminbi par rapport au dollar. Elle a déjà imposé aux grands groupes de déposer une partie de leurs devises dans ses coffres. Selon certaines rumeurs de marché, elle pourrait durcir encore les conditions d’exportation des capitaux à l’étranger, après la fin du congrès du parti communiste, afin de renforcer le contrôle sur la monnaie et les capitaux.

Le piège se referme sur les pays émergents

À ces deux exceptions près, toutes les autres banques centrales ne voient d’autre solution que de suivre la même politique que la Réserve fédérale. La contrainte est particulièrement forte pour les pays émergents. Ils étaient à peine sortis de la crise du Covid, qui a mis à mal leurs économies, que les voici précipités dans l’inflation et l’envolée du dollar.

Même si un durcissement monétaire est contraire à leurs intérêts, ils se retrouvent piégés. Car il leur faut à la fois défendre leur monnaie, leurs importations étant payées quasi exclusivement en dollars, et leurs finances publiques – plus de 80 % de leurs dettes sont souscrites en devises étrangères, essentiellement en dollars. Le renchérissement de la monnaie américaine fait exploser leurs charges financières, au moment même où les capitaux, qui étaient investis chez eux de façon souvent opportuniste, repartent vers les États-Unis, attirés par la sécurité du dollar.

« La situation dans les pays en développement est pire que ce que veulent bien admettre le groupe des pays du G20 et les autres forums internationaux », accuse le rapport de la Cnuced. « Les pays en développement ont déjà dépensé cette année 379 milliards de dollars de réserves pour défendre leur monnaie, selon les estimations. C’est presque le double des montants des nouveaux droits de tirage spéciaux [instrument monétaire qui permet de compléter les réserves des pays – ndlr] qui leur ont été récemment alloués par le FMI », poursuit-il. »

Les déséquilibres des balances des paiements se creusent mois après mois sur tous les continents. Étranglés, plusieurs pays ont déjà commencé à frapper à la porte du FMI pour demander des soutiens d’urgence, à l’instar du Sri Lanka et de la Zambie. La liste des candidats potentiels s’allonge tous les jours : le Pakistan, quasiment ruiné après les inondations catastrophiques de cet été, est en tête de liste, aux côtés du Laos, du Liban, de Haïti ou de l’Équateur. En dépit de son statut de premier producteur de pétrole en Afrique, ce qui devrait lui permettre de profiter de la flambée des cours du brut, le Nigeria n’est pas très loin d’avoir besoin d’une assistance immédiate : son économie est en voie d’asphyxie, par manque de liquidités et de dollars.

Les signes d’épuisement de l’ordre monétaire mondial

Les dernières décisions de l’Opep de réduire la production pétrolière afin de maintenir un baril autour de 100 dollars, tout comme l’aggravation de la guerre en Ukraine, viennent dissiper les espoirs d’une accalmie économique.

Les prix de l’énergie et des produits alimentaires, qui constituent les principales dépenses des pays en développement, risquent de rester très élevés, voire de poursuivre leur envolée. Dans le même temps, les cours des matières premières, qui représentent souvent l’essentiel de leurs exportations, baissent inexorablement au fur et à mesure que le ralentissement de l’économie mondiale se précise.

Tous se retrouvent pris en étau. Selon la Cnuced, 60 % des pays à bas revenu et 30 % des pays en développement sont en situation de détresse financière, ou en passe de l’être. « La possibilité de voir une crise mondiale de la dette est élevée », insiste l’institution. Une crise, avertissent certains économistes, qui serait beaucoup plus dévastatrice que celle du Mexique dans les années 1994-1995 ou celle de l’Asie du Sud-Est en 1998, tant le niveau d’endettement et les interdépendances ont augmenté. À l’époque, les pays touchés par ces crises avaient mis plusieurs années avant de s’en remettre.

Au moment de la pandémie, le FMI et la Banque mondiale demandaient déjà une annulation de grande ampleur de la dette des pays émergents – au moins 1 000 milliards de dollars, recommandaient-ils alors –, afin d’éviter une crise « historique » de la dette souveraine. Leurs préconisations n’ont été suivies d’aucun effet. Tout à leurs problèmes, les pays occidentaux ont même enterré le sujet. Ils n’envisagent pas plus de s’atteler à une organisation qui permettrait d’atténuer, voire de compenser les effets de décisions prises par la seule Réserve fédérale. Le système basé sur la prééminence du dollar est pourtant en train de pousser des pans entiers du monde vers la ruine. Par de multiples signaux, l’ordre monétaire mondial issu de 1973 donne des signes d’épuisement.

Martine Orange

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