Édition du 16 avril 2024

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Pourquoi les puissances impérialistes veulent-elles « sauver » la Syrie ?

L’impasse actuelle en Syrie, temporairement « apaisée » par la manœuvre russe, va à coup sûr rebondir avant longtemps. Les États-Unis et leurs alliés-subalternes ne peuvent pas « tolérer » une victoire du régime d’Assad, encore moins le retour en force de la Russie dans ce qu’ils considèrent leur chasse-gardée, le Moyen-Orient. Mais l’impérialisme, on l’a vu précédemment, est affaibli par ses divisions internes et également par l’essor de compétiteurs « ascendants » qu’on appelle dans le langage courant les « pays émergents ». On voit là les logiques qui devraient mener à de plus grandes tensions.

La bataille des idées

Depuis la mise en place de l’hégémonie américaine au tournant du vingtième siècle, le pouvoir impérial s’est doté d’un puissant arsenal idéologique et juridique. Contrairement aux anciennes puissances coloniales qui tuaient et pillaient sans gêne ni pitié, le « néo impérialisme » des années d’après-guerre se présente sous le drapeau des « droits », de la « légalité internationale », de la « démocratie ». L’ennemi de l’époque, d’abord l’Union soviétique, ensuite les États et les mouvements radicalisés du tiers-monde, sont des « ennemis du bien », et pas seulement des adversaires. Certes, il est arrivé souvent que cette couverture soit discréditée. Dans le cas du Vietnam par exemple, l’opinion, même aux États-Unis, s’est rendue compte que les impérialistes américains faisaient exactement comme les anciens colonialistes et que l’appareil des « droits » était une terrible mystification. Néanmoins, les États-Unis ont continué à utiliser ce registre. Dans les années 1980, ils étaient avec les « combattants de la liberté » qui massacraient le Nicaragua. Ils appuyaient le « juste combat » des Moudjahidines en Afghanistan. Saddam Hussein qui gazait par milliers les Iraniens et les Kurdes pouvait agir en toute impunité, car il combattait le « mal » (la révolution iranienne). Les médias, les intellectuels complaisants, reproduisaient ce discours à chaque heure de chaque jour.

« Sauver » l’humanité

Dans les années 1990, avec l’implosion de l’URSS, les dominants aux États-Unis ont pensé consolider leurs avancées. Une étape importante a été de se tourner contre certains des « monstres » qu’ils avaient eux-mêmes créés, le régime de Saddam par exemple. La motivation était fondamentalement de sécuriser un contrôle direct sur les énormes ressources énergétiques du Moyen-Orient. Parallèlement, les États-Unis intervenaient dans les Balkans, encore là pour « sauver des vies », en réalité pour assurer leur présence militaire sur le flanc sud de l’Europe. Au Canada, allié-subalterne des États-Unis par excellence, on s’excite devant cette nouvelle « mission civilisatrice ». Les puissances, affirme le Ministre des affaires extérieures (libéral) Lloyd Axworthy, ont le « droit de protéger », ce qui veut dire qu’elles ont le droit d’intervenir, en autant qu’elles le font pour « sauver » l’humanité. En France, cet « ingérencisme » humanitaire est repris par des idéologues de droite associés au Parti « socialiste ».

La guerre sans fin

Mais rapidement, ces aventures militaires tournent mal. Les résistances se multiplient, pendant que l’Empire connait divers déboires économiques, sociaux et politiques. C’est à ce moment que surviennent les évènements du 11 septembre 2001. Le Président Bush déclare alors la « guerre sans fin » et promet la « réingénierie » du monde selon les « principes » de la démocratie libérale, du marché « libre » et de la pax americana. Des intellectuels prestigieux, tel le Canadien Michael Ignatieff, endossent ce projet avec enthousiasme. Lorsque les États-Unis envahissent l’Afghanistan à la fin de 2001, la « communauté internationale » les appuie, ce qui veut dire, d’une part, que les G7 et autres « privilégiés » de l’Empire embarquent avec enthousiasme, et d’autre part, que les « autres » (ceux qui ne sont pas encore des « émergents ») se sentent menacés par la rhétorique apparemment convaincue des néoconservateurs états-uniens.

La débâcle

On connaît la suite. La guerre de l’Afghanistan est un prélude à l’attaque contre l’Irak qui est-elle-même un prélude à d’autres aventures contre l’Iran et divers pays de la région. Mais à la surprise générale, c’est un échec. Dix ans plus tard, les États-Unis sortent meurtris, divisés et ruinés de cette malheureuse stratégie. Après l’élection d’Obama, un nouvel alignement est esquissé. Sans renier les objectifs de la guerre sans fin, Washington cherche à adapter les formes. La colonisation « directe » est abandonnée, au profit d’une structure de contrôle à distance, via des alliés-subalternes régionaux. Également, l’idée est de provoquer au sein des États récalcitrants des processus autodestructeurs, des guerres civiles sans fin menées au nom des fractures communautaires et-ou confessionnelles. C’est ainsi que l’Irak, où la défaite des États-Unis était flagrante, devient un territoire fragmenté dans une orgie de violences et de destructions. On adapte ce « modèle » à l’Afghanistan, au Pakistan, au Liban, à la Palestine, en espérant de le transplanter en Iran. Pour justifier cela, on ravive les thèses de Samuel Huntingdon, l’ancien conseiller à la sécurité nationale, qui affirme qu’en fin de compte, ces nouvelles guerres sont un clash de « civilisation », la civilisation moderne et libérale d’une part, et la civilisation barbare des « autres », Arabes, Russes, Chinois, etc. Et il ajoute, « il en sera toujours ainsi ».

R2P

En Syrie, ce « jeu » se déploie de manière horrible, comme en Libye, au Yémen, à Gaza et ailleurs. Ce nouvel épisode de la « guerre sans fin » rameute les idéologues qui veulent « sauver » les Syriens et tous les autres malheureux opprimés par leurs États barbares. Dans un texte récent publié dans la prestigieuse revue New York Review of Books, celui qui aurait pu être le Premier Ministre du Canada, le bien nommé Michael Ignatieff, revient sur l’humanitarisme armé. La « communauté internationale », dit-il, ne peut pas rester indifférente. Elle ne peut pas accepter le chantage des pays émergents à l’ONU. Elle doit intervenir. « On a le droit de protéger », répète-t-il (c’est dans le jardon, la doctrine du R2P, « right to protect »). Il faut alors confronter la Russie et la Chine qui refusent la « légalité » et les « droits ». Le Conseil de sécurité, en refusant d’endosser les propositions américaines, n’est plus « légitime ». Sans aller jusqu’à suggérer que l’Empire doit attaquer la Syrie, il réaffirme la nécessité de détruire ses capacités militaires. Il espère que la Russie reviendra à une posture plus « réaliste » et pourra se concerter avec les États-Unis, une fois les armes chimiques neutralisées », pour progressivement désarmer le régime et le forcer à négocier avec la rébellion.

Les confrontations vont continuer

Parce qu’il est « réaliste », Ignatieff promeut une sorte de transition « soft », un peu comme ce que les États-Unis tentent d’imposer au Yémen, en forçant le régime à capituler de facto, c’est-à-dire à abandonner toute souveraineté. À la limite affirme Ignatieff, on pourrait même garder Assad, mais un Assad enchaîné. A ce moment, les appareils centraux du régime seraient captés par l’Empire qui retrouverait la capacité de gouverner, y compris dans les aspects militaires. Pour faire bien, on ira chercher quelques libéraux de service qui pourront invoquer les droits. La dictature continuera, mais sous l’égide des États-Unis. Mais le pari est risqué. Le régime syrien, encore plus ses protecteurs « émergents », ne sont pas dupes. Au Yémen en passant, l’expérimentation va plutôt mal. Comme en Libye, « libérée » récemment par les États-Unis et la France, qui sombre dans le chaos. Au bout de la ligne, le déclin de l’Empire fait en sorte qu’il est très difficile d’opérer le genre de repli et de réorganisation. En attendant, la violence va s’aggraver. Les peuples vont passer à la caisse. Mais leur résistance est très enracinée. Rien n’est joué d’avance.

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