Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

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Le blogue de Pierre Beaudet du 16 août

Vaincre

Quand on regarde le paysage politique et social du Québec, on ne peut qu’être frappés par le contraste entre les grandes mobilisations citoyennes en cours d’une part, et le quasi monopole de la scène politique par un mélange atroce de néolibéraux et de néoconservateurs d’autre part. Comme si on vivait sur deux planètes en même temps.

On peut se « consoler » en pensant que le Québec n’est pas seul à être coincé dans cette contradiction. C’est le cas de plusieurs pays où le mouvement social est fort et ascendant, mais ne réussit pas à éviter l’appropriation du pouvoir par des voyoucraties ou au « mieux » par de vieux partis qui font semblant d’être encore réformistes. Pensons à la France, l’Espagne, la Grèce, etc.

Il y a bien sûr beaucoup de raisons qui expliquent cela dont en premier lieu la capacité des dominants d’exercer leur hégémonie. Celle-ci découle de grandes batailles d’idées que la droite a menées et mène toujours pour convaincre les dominés qu’on n’a pas le droit de révolter, mais plus encore que la subordination est un meilleur choix que la liberté. Le rêve des dominants est qu’au bout de la ligne, l’esclave en finisse par aimer son maître. Mais ça ne marche pas toujours évidemment. Et alors si l’esclave se révolte, on le frappe. On appelle cela la coercition. L’intellectuel italien Antonio Gramsci avait dans son temps bien expliqué la combinaison de l’hégémonie et de la coercition dans le système de gouvernabilité très efficace érigé par le capitalisme.

Cependant, l’« intelligence » stratégique et des intellectuelLEs des dominants et de la droite n’explique pas tout. La gauche souffre également d’un certain nombre de fractures internes qui l’empêchent souvent de s’épanouir. Parmi celles-ci est un sentiment assez partagé par bien des militants et des militantes à l’effet que le combat est un peu perdu d’avance, que les dominés doivent se contenter d’être éternels Sisyphe : vous vous souvenez de ce personnage de la mythologie grecque, condamné par les Dieux qu’il avait insultés à monter sa roche jusqu’en haut de la montagne pour la voir redébouler en bas, chaque fois, et pour l’éternité !

Pour diverses pensées de gauche, notamment dans la tradition anarchiste, les dominés doivent être des Sisyphes, c’est-à-dire d’éternels combattants mais aussi d’éternels perdants. Le fait de perdre valorise jusqu’à un certain point une certaine façon de voir les choses. On a raison de se révolter, mais pas de vaincre.

Cette perspective n’est pas totalement irrationnelle. En effet, compte tenu de la complexité du rapport de forces que confrontent les dominés, il n’arrive pas souvent qu’ils soient en mesure de vaincre. Les victoires sont plutôt l’« exception » à la « règle », car les dominants sont puissants et astucieux. Mais cette manière de penser comme si gagner était impossible révèle un certain pessimisme et une certaine résignation. Il y a aussi une réticence à penser stratégiquement. Voilà un mot qui fait peur, parce qu’il évoque les manœuvres que l’on voit partout dans les confrontations petites et grandes. On se dit parfois à gauche que l’on doit marcher devant, sans bifurquer, sans dévier, sans reculer, alors que le terrain des batailles sociales et politiques n’est jamais une ligne droite.

La question se pose alors : peut-on penser stratégiquement à gauche ? Peut-on calculer, étudier l’adversaire identifier ses points faibles, choisir son moment, mener une bataille sourde, opiniâtre, pas à pas (plutôt que de foncer la tête dans le mur) ? Peut-on reculer, faire des compromis temporaires, feinter et donc bouger sur le terrain pour d’une part éviter les coups et d’autre part marquer des gains réels ?

À toutes les époques, les mouvements de gauche se sont posé ces questions. Assez souvent, ils n’ont pas été en mesure d’y répondre et des mobilisations gigantesques, pour ne pas dire héroïques, se sont disloquées du fait que les dominants ont pu déjouer les dominés. Quelques fois cependant, un petit « miracle » (qui n’en est pas un vraiment) surgit. Cela peut être à une grande échelle comme on le voit présentement dans des pays comme la Bolivie. Certes, la bataille, dans ce pays comme ailleurs, n’est pas terminée. Mais les dominés ont marqué des points décisifs, ils ont, disons-le mot, « gagné ». Des victoires peuvent aussi être à l’échelle micro. On gagne une grève parce qu’on s’est bien organisés, qu’on a choisi le terrain de l’affrontement, parce qu’on a attendu le bon moment.

Lors de ces victoires, il y a toujours l’expression d’une pensée stratégique. Des mouvements, des militantEs prennent le temps de réfléchir et quand ils avancent, c’est au bon moment et au bon endroit. De « petites » victoires sont importantes, parce qu’elles encouragent à continuer la lutte, et aussi parce que les « grandes » victoires ne sont jamais que le résultat des « petites » victoires. Et ainsi on finit par comprendre que les barrières dressées par les dominants, en apparence insurmontables, peuvent tomber. Et que le peuple, en fin de compte, peut, comme le disait Mao, devenir le créateur de sa propre histoire.

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